Littérature adolescente : le pire des mondes

© Color Force/Lionsgate/The kobal collection

Les adolescents sont fascinés par les contre-utopies au coeur des best-sellers Hunger Games, Divergente, Le Labyrinthe… Enquête sur un genre qui, derrière le masque de l’anticipation, plonge dans les peurs contemporaines.

Le mot « dystopie » ne figure pas dans le dictionnaire médical, il n’en relève pourtant pas moins de l’épidémie… en librairie. Depuis la parution, en 2007, de Uglies, de Scott Westerfeld (Pocket Jeunesse), les adolescents dévorent ces grosses sagas d’anticipation en plusieurs tomes – Hunger Games, de Suzanne Collins (Pocket Jeunesse), Divergente, de Veronica Roth (Nathan), Le Labyrinthe, de James Dashner (Pocket Jeunesse) – mettant en scène des personnages de leur âge, condamnés à survivre dans un univers hostile.

Tout est question de terminologie. « En général, la dystopie – appelée aussi « anti-utopie » ou « contre-utopie » – décrit un monde très rigoriste, où tout est organisé et planifié », souligne Simon Bréan, maître de conférences en littérature française à l’université Paris-Sorbonne et auteur du remarquable essai La Science-Fiction en France (Presses Université Paris Sorbonne). « La rationalisation extrême de la société implique la disparition des caractéristiques rendant les êtres humains instables, poursuit-il. Adieu, créativité, compassion, esprit critique… » Entrent également dans ces catégories « des représentations de sociétés futures à tendance dictatoriale et totalitaire, et des formes de résistance organisée, susceptibles de renverser l’ordre établi ».

De 1984 à Battle Royale

C’est justement ce modèle qui prévaut dans ces énormes romans-feuilletons plébiscités par les ados, qui ne savent pas forcément que les jalons du genre, au départ calibré pour un public adulte, remontent au siècle dernier, avec Le Talon de fer, de Jack London (1908), analyse romancée d’une pseudo-révolution socialiste réprimée par les forces capitalistes, et Nous autres, du Russe Ievgueni Zamiatine (1920), où l’Etat garantit le bonheur d’une population de travailleurs réduits à de simples numéros. Parmi les autres classiques de cette littérature d’anticipation, on pourrait aussi citer Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, 1984, de George Orwell, Fahrenheit 451, de Ray Bradbury, et Un bonheur parfait, de Ira Levin. Ou des oeuvres d’écrivains moins connus, mais dont les histoires ont été popularisées par le cinéma : Le Prix du danger, de Robert Scheckley, Rollerball, de William Harrison, ou Le Passeur, de Lois Lowry. « Surtout, il y a Battle Royale, du Japonais Koushun Takami », ajoute Xavier Mauméjean, grande figure de la SF française. Roman paru en 1999 et porté à l’écran l’année suivante, cette histoire de collégiens envoyés sur une île pour s’entre-tuer est l’oeuvre qui fait basculer le genre vers le public ado, à l’époque sous le charme des sorciers de Harry Potter et, un peu plus tard, des vampires de Twilight.

« Toute une génération d’auteurs américains de dystopies a été marquée par un autre titre, La Servante écarlate, de Margaret Atwood, souligne Glenn Tavennec, directeur de la collection pour jeunes adultes R de Robert Laffont. La grande romancière canadienne décrit un monde machiste, répandu dans nombre de fictions. A vrai dire, pour faire plaisir au lectorat dominant – qui est largement féminin -, ce carcan permet de mettre en avant des personnages féminins forts, tenant tête aux figures masculines… » Le meilleur exemple est Katniss Everdeen, l’héroïne de Hunger Games, âgée de 16 ans au début de l’histoire, qui doit lutter seule (ou presque) contre tous, sur un champ de bataille futuriste épié par les caméras. Le principe d’élimination progressive des protagonistes n’est d’ailleurs pas sans rappeler la télé-réalité, que les romans dystopiques adaptent – à moins qu’ils ne la récupèrent, tout en gommant l’aspect ouvertement politique des paraboles pour adultes.

Affronter des règles et grandir

Une libraire note « une forte identification des jeunes lecteurs aux héros. Il s’agit souvent d’individus « élus », d’une manière ou d’une autre, mais qui doutent d’eux-mêmes. Surmontant des épreuves de plus en plus difficiles, ils finissent par reprendre confiance et par déployer leur personnalité. Il s’agit là d’une métaphore de l’adolescence : affronter des règles et grandir, malgré l’adversité. Aussi tous ces mondes crépusculaires offrent-ils aux jeunes lecteurs une grande capacité à la recréation d’un imaginaire non sans contraintes : autorité, rivalité, identité floue. » L’engouement de masse pour les dystopies se concentre toutefois largement sur des franchises bien marquées, dopées par les adaptations cinématographiques à succès. « C’est à nous, libraires, de leur faire découvrir les classiques ou d’autres séries dotées d’une écriture plus aboutie et de problématiques plus larges », explique notre interlocutrice.

Au moment où sort en fanfare, énorme campagne de promotion à l’appui, le blockbuster Endgame, signé James Frey et Nils Johnson-Shelton (Gallimard) – dont l’adaptation cinématographique devrait sortir sur les écrans courant 2016 -, on peut légitimement se demander si cette mode des dystopies va perdurer. Les adolescents (ou les éditeurs anglo-saxons) ne seraient-ils pas déjà passés à autre chose ? Rien n’est sûr, si l’on en croit Glenn Tavennec : « L’enthousiasme pour les sagas se perd, au profit des romans individuels. C’est cyclique. D’ici à trois, quatre ans, il devrait aussi y avoir un regain d’intérêt pour des romans de science-fiction très noire, qui posent des questions sur la capacité de l’homme à se surpasser. A l’instar de Nos étoiles contraires, de John Green (Nathan), le succès des livres de « sick lit » (fiction sur la maladie) se confirmera probablement, ainsi que celui des thrillers. Désormais, les adolescents veulent plus de réalisme, souhaitent que les auteurs soient davantage en prise directe avec leur quotidien le plus concret et le plus effrayant. Surtout, le genre va moins compter que les histoires et les personnages. » Attendons : il ne s’agit encore que de prévisions. Pour ne pas dire d’anticipation.

Par Baptiste Liger

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