Laurent Raphaël

L’édito: Le roman pète une case

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Vue du ciel, la bande dessinée ressemble parfois furieusement à ces hordes de criquets affamés dévastant une récolte en un temps record.

Quand un éditeur déniche un nouveau terrain fertile, il ne faut pas longtemps pour que la profession toute entière quadrille à son tour le secteur. Jusqu’à épuisement des stocks ou des lecteurs. Il faut dire qu’avec plus de 5000 nouveaux titres par an, soit 15 par jour (!) en moyenne, le scénario est une denrée précieuse dont le cours fluctue rapidement. À côté de quelques genres -western et polar notamment- et sagas –Astérix, XIII, Blake & Mortimer, etc.- indéboulonnables, ce sont les modes éditoriales plus ou moins durables qui font bouillir la marmite de l’édition.

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Après les biographies (de Colette à Picasso en passant par Manet, Sartre ou Clémenceau), l’antiquité (Murena, Casio, Alix Senator et compagnie) ou la condition féminine (Pénélope Bagieu et consoeurs), les dessinateurs ont jeté leur dévolu ces temps-ci sur la littérature. Hormis quelques exceptions notables (Moby Dick de Will Eisner, Salammbô de Druillet ou dans un autre style les rééditions des chef-d’oeuvres de Céline illustrés par Tardi), et malgré un tronçon de patrimoine génétique commun -la place centrale du texte pour commencer-, le monde de la BD ne s’était étonnamment jamais vraiment jeté sur ce formidable gisement, contrairement au cinéma, qui exploite depuis belle lurette le juteux filon. Les frères Lumière adaptèrent déjà Jules Verne. C’est dire.

Sans doute un vieux fond de complexe freudien a-t-il empêché le rejeton de tuer symboliquement le père. Cantonnée au rayon « littérature jeunesse », la BD a été traitée longtemps comme ce petit enfant espiègle qu’on tolérait tant qu’il restait à sa place. Il aura fallu le passage à l’adolescence puis à l’âge adulte (merci aux magazines (À suivre), Pilote ou Métal Hurlant) pour que le milieu s’émancipe et ose croquer à pleines dents l’imposant patrimoine romanesque. Avec des résultats variables. D’anecdotique pour le Jean de Florette de Pagnol par la triplette Scotto-Stoffel-Tefenkgi à brillant pour Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre par… Pierre Lemaitre, le Goncourt n’ayant laissé à personne d’autre le soin de mettre en cases sa formidable histoire. Avec parfois aussi des cas étonnants. Ainsi de l’adaptation par David Sala du Joueur d’échecs de Stefan Zweig ou celle, signée par la fratrie Brizzi, de L’Automne à Pékin de Boris Vian. Voilà bien deux romans qui, pour des raisons différentes, semblaient tout simplement impossibles à adapter. Le premier parce qu’il met en scène le temps qui passe, la folie et le silence -des thèmes pas franchement visuels…-, le second parce qu’il culbute la raison par une fantaisie verbale qui confine au burlesque. Les auteurs ont pourtant gravi ces deux montagnes en respectant l’esprit plus que la lettre, aquarelles et économie de langage pour l’un, feu d’artifice narratif et trait délié pour les seconds.

Ce phénomène éditorial s’inscrit par ailleurs dans un mouvement plus large de rapprochement tous azimuts avec la littérature classique, à contre-courant donc du discours pessimiste ambiant sur le délitement de la culture. Jack London a droit à une nouvelle biographie en images (Arriver à bon port ou sombrer en essayant de Koza), lui dont le Martin Eden avait déjà été élégamment servi par Lapière et Samam, mais aussi, plus surprenant, Gérard de Nerval, le poète bien connu des services scolaires. Avec cette figure romantique à la vie agitée, Vandermeulen et Casanave ressuscitent d’autres augustes figures du roman français, de Dumas à Hugo. David Prudhomme est remonté encore plus loin dans l’Histoire des lettres en remettant au goût du jour La Farce de maître Pathelin, pièce de théâtre du Moyen Âge. À travers cet univers médiéval et zoomorphe, le bédéiste réussit une satire toujours d’actualité sur la ruse et l’hypocrisie.

Adaptations, biographies et même carrément insémination avec cet exercice de style que l’on doit au talentueux Rabaté et à son complice Alain Kokor. Alexandrin ou l’art de faire des vers à pied raconte en rimes l’existence d’un poète qui fait commerce de son art. La boucle est bouclée, la bande dessinée se confond avec l’exercice littéraire. Le roman a trouvé un nouvel allié.

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