La bédé européenne, ce « Plan à 3 »

L'hommage du français Pierre-Henry Gomont à Franquin, "une de mes influences les plus fortes". © PYGomont
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le Centre Wallonie-Bruxelles de Paris accueille pendant un mois un large panorama de la bande dessinée suisse, française et belge mais, surtout, contemporaine. De quoi largement démontrer son multiculturalisme, unique au monde.

« Multiple, foisonnante, pluriforme, la bande dessinée francophone européenne est un vaste puzzle, dont la définition n’existe que morcelée. » Morcelée, mais pourtant incarnée pour quelques semaines dans l’espace d’exposition du Centre Wallonie-Bruxelles, à Paris, qui fait face au Centre Pompidou, et ce dans une exposition ambitieuse et malicieusement baptisée Plan à 3 (1), qui « interroge l’héritage patrimonial de la bande dessinée classique « franco-belge » dans la bande dessinée francophone européenne contemporaine, à travers plus d’une centaine de planches originales et de reproductions », comme l’explique le long catalogue qui sera offert aux visiteurs. Et de fait: à travers le travail, le regard et parfois les commentaires d’une quarantaine d’auteurs issus de Suisse, de France et, vu le lieu, principalement de Belgique francophone, ce Plan à 3 tente d’atteindre l’inatteignable, à savoir faire la synthèse d’une production parmi les plus foisonnantes et des plus diversifiées, dont on ressortira néanmoins avec cette certitude : la bande dessinée francophone européenne est la plus multiculturelle du monde. Et par-delà, une des plus vivantes malgré ses difficultés.

La bande dessinée francophone européenne est la plus multiculturelle du monde.

« Cela faisait cinq ans que je travaillais sur les expositions du Lyon BD festival, en dressant parfois des panoramas de la BD étrangère, argentine par exemple, sans qu’on ait osé tenter l’exercice sur « notre » bande dessinée. Il était temps de le faire, malgré l’énormité de la production BD dans l’espace francophone européen », explique le scénariste français Jean-Christophe Deveney, commissaire de ce Plan à 3 hors norme et donc né dans un premier temps au festival BD de Lyon, « de la rencontre, aussi, et de l’envie de travailler ensemble, du Lyon BD festival, du Centre Wallonie-Bruxelles et de Pro-Helvetia, la fondation suisse pour la culture. Car au-delà d’une langue commune, les formats de nos bandes dessinées sont à la fois multiples (du gag en une page au roman graphique, en passant par le 46-pages couverture cartonnée), ses styles graphiques variés (ligne claire, « gros nez », réalisme, indé) et son public très large (jeunesse, ados, adulte). On dit alors volontiers d’elle qu’elle est franco-belge, la renvoyant ainsi à un « Age d’or » historique qui ne suffit pourtant plus à la définir et qui oublie au passage les apports essentiels de la Suisse, de Töpffer à Zep en passant par Derib ou Cosey… Il fallait essayer de synthétiser un tel foisonnement. J’ai commencé à réfléchir à une scénographie tournant autour de la forêt pour incarner ce principe, mais ça ne fonctionnait pas. Est alors arrivé ce titre, Plan à 3, qui a débloqué beaucoup de choses, et grandement influencé le concept même de l’expo. »

La Suisse Hélène Becquelin doit, elle, beaucoup à Peyo et son
La Suisse Hélène Becquelin doit, elle, beaucoup à Peyo et son « Johan et Pirlouit ».© Hélène Becquelin

De l’hommage à l’hybride

L’exposition Plan à 3 se présente ainsi comme un parcours non linéaire à travers plusieurs espaces différents, eux-mêmes remplis d’exemples d’auteurs issus presque à chaque fois des trois pays concernés. Le premier espace, « Hommages », propose d’abord, chose peu commune dans le cadre d’une exposition institutionnelle, des créations graphiques originales réalisées pour l’occasion par des auteurs et auteures contemporains réinventant le temps d’un dessin des personnages ou couvertures de leurs prédécesseurs et influences directes : Frédérik Peeters et Tintin, Benoît Feroumont et Peyo, Mathilde Van Geluwe et Docteur Poche… Autant de rencontres parfois improbables qui montrent dans un premier temps que la BD franco-belgo-suisse n’a rien perdu de ses racines. Impression confirmée dans l’espace « Continuations » qui, lui, « s’interroge sur la place des personnages et des genres traditionnels dans la bande dessinée contemporaine ». Un genre loin d’avoir disparu, la BD jeunesse, le style « ligne claire » et bon nombre de personnages patrimoniaux connaissant au contraire une actualité éditoriale et artistique importante, incarnée ici par Pierre Bailly et son Petit Poilu, Emile Bravo et son interprétation de Spirou ou encore François Schuiten et son récent Dernier Pharaon, réinvention de Blake & Mortimer, classique parmi les classiques.

Mais c’est en parcourant les espaces « Evolutions » et « Alternatives » que l’impression se confirme: tout en n’abandonnant rien de sa propre histoire, la bande dessinée francophone européenne s’est largement nourrie, ces dernières décennies, de ce qui se faisait au Japon dans le manga et aux Etats-Unis dans le comics pour se réinventer. Trap de Mathieu Burniat, Malaterre de Pierre-Yves Gomont, Salaryman de Dimitri Piot, L’Homme gribouillé de Lehman et Peeters, VilleVermine de Julien Lambert, Hobo Mom de Max de Radiguès… Autant d’albums belges, franco-belges voire franco-suisses et tous récents, dont les auteurs ont bâti leur narration ou leur esthétique sur base de canons non européens… tout en le restant. Sentiment définitivement confirmé dans l’espace « Alternatives », où les Dominique Goblet, Aniss El Hamouri, Sophie Thelen, Sasha Goerg et autres Florence Dupré Latour laissent percevoir un présent et un avenir définitivement hybrides et multiculturels, nourris à bien d’autres sources que notre fameux « Age d’or ».

Le pouvoir, en bande dessinée, est définitivement parti en France.

« Cette impression d’hybridation et de multiculturalité s’est imposée à nous, même si on la subodorait en entamant ce travail de synthèse », poursuit Jean-Christophe Deveney. « Et si on constate qu’il n’y a pas pour autant de perte de racines, le fait est que le marché éditorial dans l’espace francophone européen a toujours été le plus développé et le plus ouvert du monde: les auteurs européens d’aujourd’hui ont pu aussi se nourrir de mangas et de comics, traduits en abondance alors que l’inverse est moins vrai: les marchés américain et japonais ont toujours été très verrouillés, n’inspirant les pratiques de ces auteurs qu’à la marge – et ce même s’il y a évidemment des exceptions, on ne peut par exemple par nier l’influence d’un Hergé sur Charles Burns. Mais il n’y a que chez nous que ces influences ont été à la fois à ce point multiples, et digérées, au point que la BD franco-belgo-suisse d’aujourd’hui est réellement hybride. Et cette hybridation est aussi la clé de son succès », conclut le commissaire, comme il le fait dans l’exposition Plan à 3, dans laquelle il a intégré quelques données chiffrées, cartes et statistiques, sur la création, la diffusion ou la formation en bande dessinée issues de ces trois pays: avec ses 900 librairies spécialisées (113 recensées en Belgique), ses 380 éditeurs, ses 5300 publications annuelles, ses 640 festivals et ses 28 centres de formation, le territoire formé de la Belgique, de la France et de la Suisse s’avère effectivement, toujours, un véritable triangle d’or pour la bande dessinée.

Les références du belge Max de Radiguès fusionnées en une image, qui fera plaisir à la SA Moulinsart...
Les références du belge Max de Radiguès fusionnées en une image, qui fera plaisir à la SA Moulinsart…© Max de Radiguès

L’innovation reste belge

Reste à savoir s’il existe des lignes de force distinctes au sein de ce trio atypique. Si Jean-Christophe Deveney n’en distingue pas vraiment en matière de créativité – « le territoire de ces trois pays est très petit à l’échelle du monde, les auteurs y voyagent énormément », force est de constater qu’en quelques décennies, son centre de gravité s’est déplacé de Bruxelles et Charleroi (où se fabriquaient les journaux Tintin et Spirou) vers Paris. « Le pouvoir, en bande dessinée, est définitivement parti en France, qui regroupe les principaux éditeurs qui ont eux-mêmes mis la main sur les grandes maisons d’édition belges (NDLR: Le Lombard, Dargaud et Dupuis font ainsi partie d’un même groupe français, Média Participations). De par cette position dominante, la production française a peut-être tendance à rester plus traditionaliste; il faut faire très attention aux raccourcis et aux généralités, mais peut-être, effectivement, que les choses plus classiques se font en France alors que les plus innovantes continuent de se faire en Belgique ; à Bruxelles, à Liège, cela fourmille d’auteurs, de créations et de maisons d’éditions qui se détachent des canons classiques, probablement plus qu’ailleurs. » Les amateurs et les curieux ont jusqu’au 10 novembre prochain pour se forger leur propre opinion sur la question, après avoir passé en revue la quarantaine d’auteurs regroupés dans ce Plan à 3. Un bon plan qui passera naturellement par la Belgique une fois son étape parisienne achevée – étape néanmoins empreinte de plus de belgitude qu’à Lyon, le Centre Wallonie-Bruxelles ayant tenu à rajouter expressément six belges francophones de plus au panorama proposé – sans que ses initiateurs puissent encore confirmer une date ou un lieu. « On y travaille, et ça prend forme. De par sa nature, l’exposition Plan à 3 est de toute façon vouée à voyager en Belgique et en Suisse. »

(1) Plan à 3. Belgique – France – Suisse: la bande dessinée francophone européenne (avec plus de 40 dessinateurs issus des trois pays): au Centre Wallonie-Bruxelles, à Paris, jusqu’au 10 novembre prochain. www.cwb.fr

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