Laurent Raphaël

Édito: Retour à l’anormal

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Les journées rapetissent, les files sur les grands boulevards s’allongent, la télé promet monts et merveilles, les politiques roucoulent ou s’écharpent, les prix des biens courants dérapent, les licenciements collectifs s’enchaînent, l’offre culturelle repart à la hausse, le café du commerce retrouve ses clients… Pas de doute, on est bien en septembre, mois de turbulences, de stress, d’agitation, de frictions, de revendications. Et tout ça en un coup.

On devrait étaler la rentrée sur trois mois, ce serait moins brutal. Alors que là on est pris à la gorge, noyé sous une pluie battante d’informations, de propositions, d’ajustements, de sommations qu’une vie entière ne suffirait pas à éponger. Un peu comme le lit d’une rivière qui doit soudain se coltiner le débit d’un fleuve. Forcément, à un moment ou l’autre, ça déborde.

Dans les têtes c’est déjà le capharnaüm. Tout va trop vite. On est lessivé avant d’avoir eu le temps de mettre la première chaussette dans le tambour. Même si on s’y attendait un peu puisque chaque année c’est pareil, ça fait toujours un choc. On ne s’y habitue pas. Comme le boxeur expérimenté qui est chaque fois surpris par la douleur du crochet qui lui tamponne le menton.

On devrait u0026#xE9;taler la rentru0026#xE9;e sur trois mois, ce serait moins brutal.

Rien que sur le terrain culturel, qui n’est pourtant qu’une banlieue lointaine dans la géographie des préoccupations d’une bonne partie de la population, c’est une tour HLM haute comme un sommet himalayen que le fou qui se serait mis en tête de tout absorber est censé escalader. Plus de 500 romans, des dizaines et des dizaines de films, d’albums, de BD, d’expos, de pièces de théâtre, de concerts. Et encore, on pourrait ajouter au compteur les classiques à revisiter régulièrement et les immanquables des dix dernières années qu’on a loupés et qu’on s’est juré de rattraper.

Bien sûr, on n’est pas obligé de tout voir, tout lire, tout entendre. Mais l’esprit est comme l’argile, chaque information -et ce n’est pas ce qui manque à notre époque hyperconnectée- y laisse une empreinte. Tant qu’on n’aura pas satisfait sa curiosité, qu’on n’aura pas maté la dernière série télé géniale dont a parlé un collègue, un site d’info, un « ami » virtuel, on gardera le goût amer de l’occasion manquée, un sentiment d’incomplétude. Et vu que le programme est de plus en plus copieux -logique, ce sont des algorithmes, donc des machines, qui dictent la cadence- alors même que la fenêtre de tir temporelle disponible se resserre -pression maximale au boulot, concurrence entre les loisirs, rôle parental chronophage oblige-, la liste des frustrations prend des allures de bottin téléphonique.

La nausée peut rapidement venir gâcher la fête. Avant le stade suivant, celui du burn-out ou de l’abandon. On commence par ne plus aller au cinéma ou au concert à cause de la fatigue, puis on finit par abandonner son cerveau sur le bord d’une autoroute cathodique ou numérique. La situation est pire qu’il y a 15-20 ans à cause du flou qui règne. La société digitale a rebattu les cartes mais sans énoncer les nouvelles règles du jeu. D’où des incongruités qui mettent la logique à la torture. Quelques exemples: de plus en plus de films primés dans les grands festivals ne sont pas visibles en Belgique. Ce qui sera sans doute aussi le sort du lauréat du Lion d’or de Venise, The Woman Who Left de Lav Diaz (lire le Focus du 16 septembre). La faute à la diminution du nombre d’écrans, elle-même imputable à l’expansion du home cinéma, cet enfant illégitime du surmenage et du… piratage. Dans le shaker idéologique, les valeurs se mélangent, s’entrechoquent. Comme quand un acteur culturel bruxellois subventionné de premier plan, le Botanique, grand défenseur des musiques non commerciales, s’associe à Sportpaleis, temple du mainstream et propriété de Monsieur Live Nation, pour tenter de mettre la main sur le Cirque royal, au nez et à la barbe de la Ville de Bruxelles, elle-même en proie à une fringale musicale qui pourrait menacer la diversité de l’offre dans la capitale.

Seul remède pour passer ce cap de la rentrée? Rester zen. On ne s’étonnera donc pas de voir le Dalaï-Lama remplir les doigts dans le nez le Palais 12, pas pour son jeu de scène, mais à la seule force d’une pensée apaisante qui replace nos tracas à l’échelle du cosmos. Et c’est vrai que vu de la Lune, nos névroses paraissent tout de suite plus supportables…

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