Nicolas Vadot

Claude Renard: une certaine éthique du travail

Nicolas Vadot Dessinateur

Ironie du sort, Claude Renard est mort en pleine Foire du livre. Quelques jours plus tôt, dans un tout autre domaine, Eric Harrison, formateur historique des jeunes de Manchester United, tirait lui aussi sa révérence. Il avait biberonné la « génération 92 » et des joueurs tels que David Beckham, Paul Scholes, Ryan Giggs et les frères Neville.

Claude Renard était le Eric Harrison de la bande dessinée belge: Schuiten, Goffin, Berthet et bien d’autres sont passés entre ses mains vers la fin des années 1970. J’ai eu la chance, moi aussi, de l’avoir comme professeur, en 1990 et durant mes trois dernières années d’études à l’École de Recherches Graphiques de Bruxelles. J’appréhendais de passer entre ses fourches caudines à l’orée de ma deuxième année, connaissant la réputation du bonhomme, le genre de gars issu du Borinage, à qui on ne la fait pas. Je n’ai pas été déçu. Il a fallu trois mois pour que j’ose lui montrer des dessins, de presse bien entendu. Je me souviens de lui, assis dans l’atelier durant la pause, clope au bec (c’était une autre époque…) et parcourant la pile de mes « oeuvres »: « Mauvais, mauvais, mauvais, mauvais. Va falloir que tu bosses, toi. Huit heures de dessin par jour, minimum. Plus tard, si tu commences à gagner un peu de pognon, d’abord, tu t’achètes du matos; ensuite, tu vas te cultiver: cinéma, livres, musique, etc. Enfin, s’il te reste un peu de sous, tu bouffes. »

Quelques mois plus tard, rebelote: il déflore la pile de nouveaux dessins: « Mauvais, mauvais, mauvais. » Puis il s’arrête sur une image et la sort du tas. « Ah, ça, c’est pas mal. » Avant d’ajouter: « Mais le reste, c’est mauvais. Retourne bosser. » J’étais aux anges!

« La technique, rien à faire: on ne peut pas s’en passer. Tu es face à un obstacle? Ne l’esquive pas, rentre-lui dedans. »

« On te commande un dessin? Tu en fais deux. On t’en commande trois? Tu en fais dix et ainsi de suite. »

« Dans nos métiers, soit il faut ratisser large, soit être hyper spécialisé. »

Claude avait choisi la première option, moi la seconde.

Le nombre de phrases qui me reviennent en tête au moment de penser à lui sont légion. Je ne serais jamais devenu dessinateur professionnel sans ses bons conseils. D’un abord un peu bourru, Claude avait ce regard très bleu qui laissait entrevoir un horizon prompt à la rêverie, une tendresse féminine au coeur d’une personnalité virile et carrée. Il n’imposait jamais ses vues, mais essayait au contraire de tirer le meilleur de nous-mêmes, à deux conditions: qu’on ne triche pas et qu’on bosse. Bref: un très grand enseignant.

Dès qu’on savait faire quelque chose, il nous sortait de notre zone de confort, nous obligeant parfois à dessiner à main contrariée (les droitiers dessinent de la main gauche, et inversement); sans regarder la feuille, voire même dans le noir. Uniquement pour nous apprendre à désapprendre.

Bien que je sois très triste d’apprendre son décès, que je pense à sa famille, son épouse et son fils Romain, lui-même brillant auteur de bande dessinée et de plein d’autres choses (comme son père, il a décidé de ratisser large), je n’ai qu’un mot en tête que j’aimerais lui dire: merci.

J’écoute en écrivant ces lignes un album de cette époque: Songs for Drella, de Lou Reed et John Cale. Un disque hommage à Andy Warhol. Il y a cette chanson, Work, qui me fait toujours penser à Claude: « It’s just work. The only thing that matters is work. »

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