Critique | Livres

Chronique livre: Svetlana Alexievitch – La Fin de l’homme rouge

Marie-Danielle Racourt
Marie-Danielle Racourt Journaliste livres

DOCUMENT | Pendant 20 ans, la journaliste Svetlana Alexievitch a compilé des centaines de témoignages et disséqué l’âme russe post-Gorbatchev. Éblouissant.

Chronique livre: Svetlana Alexievitch - La Fin de l'homme rouge

Nominée cette année pour le Nobel de littérature, récente lauréate du Prix Médicis de l’essai, la Biélorusse née soviétique Svetlana Alexievitch a publié en septembre le résultat éblouissant de deux décennies de témoignages de centaines d’anonymes, sur ce qui s’est caché derrière l’emblème du marteau et de la faucille. Discrète, elle ne se présente pas comme l’auteure du document, mais la « complice » de ces voix simples et vraies qui évoquent les souvenirs d’un empire perdu.

« Nous sommes en train de faire nos adieux à l’époque soviétique. A cette vie qui a été la nôtre. Je m’efforce d’écouter honnêtement tous ceux qui ont participé au drame socialiste… Le communisme avait un projet insensé: transformer l’homme « ancien », le vieil Adam. Et cela a marché… C’est peut-être la seule chose qui ait marché. » Si l’âme russe vous indiffère, passez votre chemin: cet essai vous paraîtrait indigeste. Par contre, si vous vous posez des questions sur le néopatriotisme poutinien, Svetlana Alexievitch vous offre une clé éblouissante pour comprendre comment passer de l’homo sovieticus à l’homo »capitalistus ». Car il faut bien le reconnaître, « si le pays s’est effondré, c’est à cause de la pénurie de bottes et de papier-toilette ».

Aptitude à la soumission

Russes, Tchétchènes ou Kazakhs, qu’ils soient victimes ou tortionnaires, témoignent ici de leur déception face à Gorbatchev, un civil dans un pays militaire, en qui ils avaient pourtant cru, ou face à Eltsine, qui leur a fait miroiter une hypothétique démocratisation. Du médecin au retraité en passant par le collégien ou l’ouvrier, tous attestent d’une aptitude viscérale à la soumission. Pourtant, elle est belle, l’âme russe nourrie d’une soif d’apprendre, de lire, de chanter dans un pays où le pouvoir des mots remplace la vie. Mais un capitalisme chaotique est venu anéantir cet appétit de culture. Et ce ne fut plus que pleurs de mères qui ont perdu leurs fils, orphelinats qui regorgent d’enfants d’insoumis, Russes esclaves d’un pays féodal. « Le passé, pour les uns, c’est une malle remplie de chair humaine et un tonneau plein de sang, et pour les autres, une grande époque… » Que va devenir la Russie sous le règne du nouveau « tsar » moderne? L’homo sovieticus était capable du pire -et les scènes de torture rapportées ici sont à peine soutenables- mais aussi d’une générosité sincère. Aujourd’hui celle-ci est supplantée par l’appât du matériel, et s’il existe encore beaucoup de Russes qui lisent, on a l’impression que l’autocensure ambiante ne distille plus qu’une littérature « propre ». Heureusement pas chez Alexievitch, qui signe ces chroniques admirables, où la bestialité de l’homme côtoie un humour cynique: « Vous connaissez l’histoire drôle la plus courte qui soit? Poutine est un démocrate »

  • LA FIN DE L’HOMME ROUGE OU LE TEMPS DU DÉSENCHANTEMENT, DE SVETLANA ALEXIEVITCH, ÉDITIONS ACTES SUD, TRADUIT DU RUSSE PAR SOPHIE BENECH, 542 PAGES.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content