« A », messe pour le temps présent

Zukofsky a mis beaucoup de lui dans "A". Ce "livre d'une vie" fait entrer le lecteur dans son intimité.

Il aura fallu attendre 48 ans et un travail de traduction titanesque pour que paraisse enfin en français la version intégrale du mythique « A » de Louis Zukofsky. Le long poème du chef de file des objectivistes n’a rien perdu de son impressionnante modernité.

On ne fanfaronnera pas cette foi: de Louis Zukofsky, on avait que très peu entendu parler avant d’avoir entre les mains son monumental « A ». Méconnu, Zukofsky n’en est pas moins révéré par les grands pontes de la poésie d’avant-garde, qu’il hante depuis longtemps. Un temps poussés au silence par la guerre puis le maccarthysme, Louis Zukofsky et ses collègues poètes modernistes, particulièrement actifs dans les années 30-40, furent lentement redécouverts dans les seventies. Le français Jacques Roubaud, notamment, a toujours tenu « A » pour « un grand texte« , et certains considèrent Zukofsky comme l’un des écrivains les plus importants du XXe siècle. En cherchant un peu, Zukofsky est, en fait, souvent cité dans la littérature contemporaine: on le retrouve, à peine dissimulé sous un autre nom (Joshua Zvorsky), chez la remarquée Valeria Luiselli ou, plus récemment, mentionné par la poétesse Louise Glück, fraîchement nobélisée, et se réclamant elle-même du mouvement objectiviste cofondé par Zukofsky.

On vient même d’apercevoir son nom dès les premières pages d’Affranchissements (lire la critique), le dernier ouvrage de Muriel Pic. On la remercie au passage pour sa définition du mouvement susmentionné: « Une poésie fixée sur le détail objectif, des mots nets et clairs, un vers musical qui échappe à l’artifice du mètre régulier. » Un mouvement sans manifeste, créé par Louis Zukofsky et William Carlos Williams, son mentor. D’autres poètes américains comme Charles Reznikoff, Carl Rakosi, George Oppen, et même un anglais, Basil Bunting, grossiront les rangs de l’objectivisme. Influencés par les pionniers du modernisme dont Carlos Williams donc, ou Ezra Pound, leurs premiers textes seront publiés en 1931 dans la revue Poetry. Muriel Pic emploie le terme « musical« , et c’est plutôt bien vu de sa part. « A » s’ouvre sur la sortie des spectateurs d’un concert au Carnegie Hall. C’est La Passion selon saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach. Zukofsky a joué du violon pour John Cage, mais c’est bien Bach qui traverse tout « A », et cette question: « Peut-on / transposer / le dessin / d’une fugue / en poésie? » Le vingt-quatrième et dernier mouvement (« A » 24) est d’ailleurs une partition. « La mélodie! le reste est accessoire », chantonne-t-il . « A », « poème d’une vie« , nous dit-on, avec ses mouvements (aussi appelés « chants« ) au nombre de 24 comme les heures d’une journée, retranscrit pas moins que le tumulte de son temps; mais il n’y a pas de plan, dans cette sorte de journal perméable à absolument tout, Zukofsky est en prise directe avec l’époque.

Est-ce en hommage à Bach encore, et à ses contrepoints, qu’il multiplie les registres de langage, les points de vue? On ne sait, mais « Notre monde n’accepte guère / les implications d’une forme trop régulière. » Alors comme Jean-Jacques Schuhl dans Rose Poussière ou Télex N°1 –même si c’est plutôt le Français qui s’est peut-être inspiré du New-Yorkais-, Zukofsky cerne ses poèmes de lettres, d’articles de journaux, de collages d’autres poèmes, s’autocite et quand certaines sections s’étalent sur des dizaines de pages, d’autres ne font que quelques vers… Il ne s’interdit rien et, dans cette épopée moderne, le trivial côtoie l’art, le sacré le profane, et on ne s’étonnera guère d’apercevoir Mickey Mouse, Michel-Ange, des allusions à la guerre du Viêtnam, ou « de petites ombres / des paysans plutôt ventrus / sortant d’un Brueghel / après le travail ».

Le livre d’une vie

Puisque « A » se veut « le poème d’une vie« , Zukofsky y met aussi beaucoup de lui. On entre ainsi dans son intimité, et outre quelques-uns de ses collègues et amis comme William Carlos Williams, sa femme Célia et son fils Paul (futur grand violoniste et compositeur) y jouent les premiers rôles. « Nous n’avons pas à partager la faiblesse de notre époque », lance-t-il. C’est qu’on saura tout de ses convictions pacifiques (« tu ne peux te faire aimer / en voulant voir crever ton ennemi »), et de ses ambitions; de son engagement à gauche toute aussi -contrairement à son aîné Pound, flirtant ouvertement avec le fascisme. Karl Marx et l’anticapitalisme sont ainsi d’autres des guest stars majeures au générique.

Sur le point de lire un extrait d’un poème de Zukofsky sur France Culture, il y a quelques années, Jacques Bonnaffé citait Louis Scutenaire: « N’expliquez pas, je n’ai pas compris. » Il y a de ça, et on ne saisira pas tout. « Ce qui t’a frappé, si j’ai bien compris, c’est le côté décousu de « A »« , dit-il dans le douzième chant, dans une lettre à sa collègue poète Lorine Niedecker. Qu’importe, on peut aussi se laisser porter par ce flot, ce souffle épique. Puis, y revenir, et suivre quelques-unes des clés données dans la préface par Serge Gavronsky et François Dominique. Les deux traducteurs-galériens travaillèrent sur la traduction intégrale en français de ce poème-monde colossal, la seule existante, plus d’un quart de siècle durant.

« Chaque écrivain écrit une seule longue oeuvre dont il ne connaît pas entièrement la tonalité. » Il faudra sans doute encore de nombreuses existences pour venir à bout de ce « livre d’une vie » d’une modernité impressionnante, et finir de sonder cette « tonalité ». Produit de 1928 à 1974, insufflé de musique, de prosodie shakespearienne, de philosophie spinoziste (il y avait, paraît-il, toujours un couvert pour Spinoza à la table des Zukofsky), autant que de language, d’accents (Zukofsky, fils d’émigrés juifs lithuaniens, parla d’abord le yiddish) et du bruit de son époque, « A » est évidemment le chef-d’oeuvre du prophète Zukofsky. L’objectivisme n’a pas de manifeste, disait-on plus haut -s’il en avait un, ce serait « A ».

« A », de Louis Zukofsky, éditions Nous, traduit de l’anglais (États-Unis) par François Dominique et Serge Gavronsky, 792 pages. ****(*)

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