Les vies de Lotte H. Eisner

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Écrits en 1983, les mémoires de l’historienne et critique de cinéma allemande sont enfin traduits en français. Un voyage dans le XXe siècle.

En 1974, Werner Herzog devait parcourir à pied les quelque 800 kilomètres séparant Munich de Paris pour se rendre au chevet de Lotte Eisner, très malade, persuadé que cette dernière survivrait s’il accomplissait ce périple à la marche(1). Révélatrice de la personnalité du réalisateur de Aguirre, l’anecdote témoigne également du rôle fondamental joué par la “Eisnerin” pour les cinéastes du nouveau cinéma allemand, celui d’une passeuse qui leur permit de faire le pont avec les illustres aînés, les Murnau et autre Fritz Lang, tout en leur apportant la légitimité après le hiatus consécutif au désastre de la Seconde Guerre mondiale.

Je crois à la destinée”, assure Lotte H. Eisner dans J’avais jadis une belle patrie, ses mémoires empruntant leur titre à un vers de Heinrich Heine, et écrits l’année de sa mort, en 1983. La sienne de destinée fut assurément peu banale, qui la conduisit de Berlin, où elle était née en 1896 dans une famille de la bourgeoisie juive avant d’y être la première femme critique de cinéma, à Paris, qu’elle devait rejoindre en 1933, fuyant l’Allemagne nazie. Paris où elle allait se dévouer, au lendemain de la guerre, à la mémoire du 7e art. Et cela, qu’elle publie des ouvrages de référence sur le cinéma allemand –L’Écran démoniaque, sur l’expressionnisme, ainsi que des études sur Murnau et Lang- ou qu’elle s’emploie, aux côtés d’Henri Langlois, à la constitution du patrimoine d’exception de la Cinémathèque française dont elle fut la conservatrice.

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Une femme de l’ombre, donc, dont le destin mouvementé s’est inscrit dans la marche tourmentée de l’Histoire. Si ses souvenirs convoquent logiquement, force anecdotes à l’appui, la mémoire cinéphile -faisant défiler un générique prestigieux où, aux côtés de Lang et Langlois, l’on retrouve Louise Brooks, King Vidor, Erich von Stroheim, John Ford ou Buster Keaton-, ils ne se privent pas d’en déborder. Pour arpenter les allées du Berlin d’avant-guerre, de l’effervescence créative des années 20 au glissement dans l’effroi des années 30; évoquer son internement par le gouvernement français au camp de Gurs, dont elle s’évadera; ou restituer le bouillonnement s’emparant de Paris lors de la fameuse “affaire Langlois”, prélude aux événements de Mai 68. Lotte Eisner a le regard aiguisé et la plume affûtée, ignorant aussi bien la langue de bois -voir les pages consacrées à Pabst qui, contrairement à beaucoup d’autres artistes, ne quitta pas l’Allemagne en 1933- que la complaisance. Lucide aussi qui, parlant des relations amicales nouées autour de l’objectif commun du cinéma, disait: “Je devrais plutôt parler de “maladie commune” car je ne connais pas d’infection plus contagieuse et plus durable.

J’avais jadis une belle patrie

De Lotte H. Eisner, propos recueillis par Martje Grohmann, éditions Marest, traduit de l’allemand par Marie Bouquet, 440 pages.

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(1) Une expérience consignée par Herzog dans Sur le chemin des glaces.

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