Les (trop) belles promesses de Spotify aux musiciens indépendants

Spotify est entrée en bourse au mois d'avril. © Lucas Jackson / REUTERS

En annonçant la possibilité pour les artistes de publier directement leurs productions sur sa plateforme, Spotify souhaite se positionner en leur faveur. Une décision vaporeuse et en trompe-l’oeil qui devrait principalement servir l’image du colosse suédois de la musique en ligne, comme nous l’expliquent divers professionnels de la musique.

De prime abord, l’annonce est réjouissante: Spotify s’apprête à autoriser les musiciens à exposer leurs créations immédiatement sur le service de streaming, sans passer par un label ou un agrégateur. Pour faire court, jusqu’ici, les artistes indépendants qui n’étaient pas signés chez une major devaient payer un service tiers comme Tunecore ou CDBaby pour mettre en ligne leur musique. La nouvelle fonctionnalité, qui n’est encore disponible que sur invitation et en version « bêta », permettrait aux musiciens de sauter cette étape en les mettant en contact direct avec Spotify, un peu comme le fait Soundcloud depuis toujours.

L’initiative peut paraître étonnante lorsque l’on connaît la réputation de la firme au sujet de la faible rémunération des artistes, à savoir 0,0044 dollar (en moyenne) par écoute. Ce barème favorise surtout les interprètes ayant de gros succès sur les plateformes. Sophian Fanen, journaliste aux Jours et auteur de l’ouvrage de référence Boulevard du stream: du MP3 à Deezer, la musique libérée, trouve que « ce dispositif demande davantage de précisions. Il faut attendre la version concrète de cela, qui n’arrivera peut-être jamais en Europe, car les États-Unis ont un écosystème de la musique complètement différent au nôtre, prévient-il. En tout cas, Spotify s’attaque à l’ensemble de l’écosystème de la musique, à la fois les majors, les agrégateurs de contenu et YouTube. Surtout, il n’y a rien de clair dans tout cela. Tout va dépendre du public visé. » Pour Didier Gosset du label Black Basset Records, cela représente un « changement » que Spotify vienne dans ce segment. D’autant plus que la nouvelle a été lâchée sans trop de détails: qui sont les artistes concernés? Mainstream? Indés? Quelles sont les conditions? Qu’en sera-t-il des labels? Pourquoi une telle décision?

Les artistes, vraiment?

Si nous nous arrêtons aux faits, la mise en ligne spontanée des morceaux des artistes sur Spotify serait une aubaine pour eux. Comprendre: plus de contrôle. Les concernées auraient à disposition les statistiques de leurs écoutes entre autres. Un fonctionnement qui laisse sceptique Gregory Noël d’EXAG Records: « Je ne suis pas sûr que l’artiste y gagne quelque chose, car il perd son temps dans une tonne de choses administratives qu’il ne consacre pas dans la création de sa musique. Cela n’a pas d’intérêt. » Selon lui, celui-ci sera attiré par le côté cool et attractif sans penser aux conditions de cette liberté. D’ailleurs, on ne connaît pas encore les modalités imposées aux artistes par Spotify, comme le relève Benjamin Schoos de Freakville Records: « ma plus grosse crainte est que le service de streaming pose des conditions de contrats inexplicables aux artistes. » Très nébuleux donc.

Daniel Ek, PDG de Spotify, le 9 août 2018.
Daniel Ek, PDG de Spotify, le 9 août 2018. © Lucas Jackson / REUTERS

Le type de musiciens visés par cette décision n’est également pas rendu public et c’est peut-être sur ce point précis que se joue la raison d’être de celle-ci. « Où vont-ils placer le curseur? se demande Sophian Fanen. On ne sait pas si cela concernera les gros artistes ou les petits artistes émergents qui seront tentés de diffuser leur musique sur YouTube ou Soundcloud pour se faire connaître. » Le spécialiste du streaming pencherait plutôt pour la seconde option, car un interprète, ayant un gros succès sur toutes les plateformes y compris Spotify, aurait à y perdre. En effet, l’une des conditions les plus plausibles de cette annonce serait l’exclusivité des morceaux à la firme suédoise au détriment des autres services de streaming comme Apple Music.

Les labels, une réalité négligée

Diffuser ouvertement sa musique sur Internet, très bien. Mais la distribution n’est pas une fin en soi et à l’heure du tout à l’image, de l’hyperactivité du Web, la promotion compte plus que jamais, notamment sur les réseaux sociaux. Or la communication et la direction artistique demeurent essentiellement le travail des labels. Les professionnels de la musique en Belgique pointent du doigt cette utopie de Spotify. Selon eux, ce n’est pas aussi simple. Les artistes ont généralement besoin d’une équipe pour développer leur carrière. Benjamin Schoos: « Même si Spotify ne le dit pas clairement, ils veulent se positionner sur le segment des maisons de disques. » Néanmoins, il comprend la démarche terre à terre de la multinationale: « ce n’est pas censé être le métier de Spotify mais la concurrence est rude. Ils ne sont pas les seuls sur le marché. » Même son de cloche pour Didier Gosset: « Généralement, les artistes ayant le plus de succès sur les plateformes de streaming sont ceux qui sont ceux qui sont poussés par un label avec énormément de promotion. »

En ce sens, Sophian Fanen en profite pour livrer les amères impressions des professionnels de l’industrie du disque à propos de Spotify: « En discutant avec certains acteurs du monde de la musique, ces derniers estiment que Spotify n’a pas conscience de l’ensemble des métiers et des savoir-faire dans ce secteur et expliquent que ce n’est pas en proposant des solutions purement technologiques aux artistes que ces derniers auront le succès. Ce n’est pas parce que leur musique est disponible qu’elle se sera, d’office, entendue. » Les fameux algorithmes de suggestion, si précieux pour l’entreprise de Daniel Ek veulent promettre, à eux seuls, un tube assuré. Mais rien n’a été prouvé à cet effet et le travail des acteurs de la musique reste primordial. « Un artiste comme Petit Biscuit, qui a été beaucoup mis en avant par Spotify parce qu’il aurait été repéré par les algorithmes, n’a pas eu du succès uniquement grâce à cela, poursuit Sophian Fanen. Il y a eu un travail humain réalisé. Il a été accompagné par des professionnels. Il y a eu un plan médiatique, des tournées pour que justement, il dépasse le côté « mathématique » qui n’aurait pas suffi. »

Du son, de l’image et du fric

Et tout cela n’était pas qu’une question d’argent et d’image? La société est entrée en bourse au mois d’avril et doit se développer pour devenir rentable. De plus, Spotify, réputé pour sa rémunération très faible, semble vouloir soigner son image auprès des musiciens. Chez les labels belges, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. « Il y a certainement une démarche économique derrière. Le jour où Spotify pensera aux artistes, ils augmenteront les royalties. C’est un joli coup marketing« , fustige Gregory Noël d’EXAG Records. L’auteur de Boulevard du stream confirme aussi cette idée. Selon lui, cela reviendrait moins cher pour Spotify d’accueillir ses propres artistes, car la société ne payerait pas les taux attribués habituellement aux maisons de disques ou labels pour les artistes signés chez eux. « Si la firme arrive à attirer des artistes, elle leur verserait un taux inférieur à ce qu’elle paye pour des chanteurs signés en maison de disques ou gros labels. C’est une façon de dégager de la marge. Pour cela, il faut en amener beaucoup. La question est de savoir si Spotify en a les capacités« , détaille-t-il.

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Cette nouvelle est surtout la conséquence de l’inversement des rapports de forces entre ce que l’on peut qualifier comme l’ancien monde de la musique (les majors et les maisons de disques) et le nouveau monde (les services d’écoutes de musique en ligne). Ce dernier prenant de plus en poids dans le secteur. Une relation décryptée par le journaliste: « ils doivent marcher sur des oeufs, car s’ils marchent trop sur les majors, les négociations de taux pour les contrats d’artistes risquent d’être tendus et d’office, augmenter au-delà des 50% habituels. Spotify serait perdant, car depuis leur entrée en bourse, ils doivent se faire de l’argent. Peut-être que Spotify se placera dans la découverte d’artistes et n’ira pas chercher des noises aux maisons de disques. »

En attendant, si de nombreuses zones d’ombre persistent, la plupart des spécialistes de la musique jugent que les premiers visés par cette annonce ne sont autres que les agrégateurs comme Tunecore ainsi que les services de partage tels que Soundcloud ou YouTube. À la différence du géant suédois, ces services permettent aux utilisateurs de poser leur contenu directement. Leur popularité est largement basée là-dessus. Est-ce que ce sera le cas de Spotify dans quelques années? Personne ne le sait. Ni même sous quelles conditions.

Mostefa Mostefaoui

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