Les pionnières (5/8): Delia Derbyshire, créatrice de sons sans limites

Delia Derbyshire, en 1965, en plein travail au BBC Radiophonic Workshop. © BBC
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Durant les années 60-70, au sein du BBC Radiophonic Workshop, Delia Derbyshire va défricher le terrain encore broussailleux des musiques électroniques. Portrait d’une créatrice de sons sans limites.

Chaque semaine de l’été, retour sur une pionnière méconnue des musiques du XXe siècle

La légende est tenace. À l’écoute du thème de Doctor Who, la série télé de science-fiction légendaire, Ron Grainer se serait exclamé: « Est-ce vraiment moi qui ai écrit cela? ». Le compositeur aurait en effet à peine reconnu la (fine) partition -elle tient sur une simple page A4-, envoyée quelques semaines plus tôt à la BBC. Transférée au département de création radio, le BBC Radiophonic Workshop, elle a atterri dans les mains de Delia Derbyshire. Quand celle-ci rend la version finale, le générique des voyages du Doctor Who à travers le temps et l’espace a pris des allures de mini-sonate cosmique légèrement angoissante. Très vite, il deviendra aussi mythique que la série elle-même. Créé en 1963, le thème constituera l’un des premiers exemples marquants de pont entre les expérimentations de la musique concrète et le grand public. Et en cela, un véritable tournant pour les musiques pop et électroniques.

Pendant longtemps, Delia Derbyshire ne bénéficiera pourtant qu’indirectement de la notoriété de son « tube ». Pour cause: Ron Grainer restera le seul crédité -malgré les objections de l’intéressé. Au sein de la BBC, les membres du Radiophonic Workshop étaient vus en effet comme des techniciens et non des musiciens. Soit. Cela n’empêchera pas Delia Derbyshire de continuer à expérimenter. Depuis une quinzaine d’années, son travail bénéficie d’ailleurs d’une nouvelle reconnaissance, à travers des rééditions, documentaires, biographies et même une pièce de théâtre. Quelque part, il a également permis de diriger les projecteurs sur d’autres pionnières oubliées. Loin de l’image de bidouillages réservés aux geeks, forcément masculins, les musiques électroniques ont toujours accueilli nombre de femmes -de la Française Éliane Radigue à l’Américaine Suzanne Ciani-, curieuses d’investir un univers musical nouveau, pas encore trop gangréné par les vieux schémas sexistes. Voire de profiter de ses possibilités infinies pour s’évader et fantasmer un monde plus égalitaire?

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Pour Delia Derbyshire, cependant, rien n’est plus éloigné de la rêverie que ses recherches sonores. Née en 1937, elle grandit à Coventry. Une ville qui sera une cible privilégiée de l’armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1940, les bombardements font des centaines de morts, ravageant des quartiers entiers. Terrée dans les abris antiaériens, Delia Derbyshire entend les sirènes d’alerte, le bourdonnement étouffé des engins de la Luftwaffe, les explosions en cascade. « Mon amour de la musique abstraite vient de là, expliquera-t-elle un jour. Pour moi, c’était de la musique électronique. Mais j’ai probablement un esprit un peu étrange… »

Le règne de la débrouille

Étrange peut-être, brillant, c’est certain. Douée en math, passionnée de musique, elle étudie au collège de Girton à Cambridge. Elle obtient son diplôme en s’intéressant notamment aux caractéristiques physiques du son. Un conseiller d’orientation lui suggère d’ailleurs de se diriger vers l’aide aux malentendants ou dans le perfectionnement des sonars. Elle choisit plutôt l’industrie musicale. En 1959, elle pose sa candidature chez Decca Records. Mais le label lui répond qu’il n’engage pas de femmes dans ses studios d’enregistrement…

Delia Derbyshire va alors se rabattre sur la BBC. Entrée en 1960, elle rejoint très vite le Radiophonic Workshop, fondé deux ans plus tôt. Dirigé par une femme, Daphne Oram, le département est chargé de fournir des musiques d’accompagnement et autres bruits d’ambiance pour les fictions radiophoniques de la « Beeb ». Notamment en s’appuyant sur l’électronique. Le terrain d’aventure est alors complètement vierge -et même dangereux selon certains au sein de l’institution: au départ, les employés du labo ne peuvent y rester que trois mois afin de préserver leur santé.

Le matériel que trouve Delia Derbyshire à son arrivée reste pourtant encore très rudimentaire. Essentiellement des micros et des enregistreurs à bandes, complétés plus tard avec des filtres et des oscillateurs, voire du matériel militaire déclassé trouvé aux puces. C’est le règne de la débrouille. Delia Derbyshire et ses camarades passent leur temps à couper/coller/changer la vitesse de kilomètres de bandes -il faut parfois les dérouler jusqu’au bureau du réceptionniste dans le hall d’entrée. S’appuyant sur le travail de Karlheinz Stockhausen en Allemagne et les recherches de Pierre Schaeffer en France, l’Anglaise crée des sons à partir de rien. Ou plutôt de tout: une goutte qui s’écrase, le tintement d’une fourchette… Elle chipote, triture, modifie fréquence, hauteur, etc. Son « instrument » favori est une vieille lampe verte, dont le métal donne naissance aux textures sonores les plus inouïes.

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Après le succès du générique de Doctor Who, elle travaille sur toujours davantage de projets: séries pour enfants, documentaires, récits d’aventure, etc. Dans les couloirs de la Beeb, son audace fait parfois tiquer certains, jugeant ici sa musique « trop lascive pour des gamins de onze ans », là « trop sophistiquée pour le public de BBC2 ». Tout en conservant son poste, Delia Derbyshire commence alors à collaborer avec le cinéma, le théâtre, la mode, frayant également avec les milieux pop psychédéliques de l’époque. Avec son fidèle collègue Brian Hodgson, et David Vorhaus, elle lance le studio indépendant Kaleidophon. En 1969, sous le nom de White Noise, le même trio sortira l’album An Electric Storm, qui aura une influence considérable sur la musique électronique.

En 1973, Delia Derbyshire décide de quitter la BBC, visiblement lassée de ses rigidités. La flamme s’est éteinte. Basculant dans la dépression, minée par l’alcool, Delia Derbyshire disparaît du circuit. Il faudra attendre le début des années 2000 pour que la nouvelle génération redécouvre son travail. Des gens comme Aphex Twin ou Orbital la citent en interview. En 2001, Peter Kember, l’un des fondateurs du groupe Spacemen 3, l’invite sur un projet. Delia Derbyshire lui envoie une série de sons. Mais elle est malade, d’un cancer. Elle meurt d’une insuffisance rénale, quelques semaines plus tard, le 3 juillet 2001.

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