Les Nuits sonores à l’export

La DJ russe Nina Kraviz a eu droit à sa carte blanche lors des Nuits sonores, à Lyon, en mai dernier. © BRICE ROBERT
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Né à Lyon en 2003, le célèbre festival français de musiques électroniques débarque à Bruxelles. Trois nuits et quatre jours pour danser, du Heysel au centre-ville. Et en profiter, au passage, pour repenser la cité…

Lyon, fin mai. Dans le tram, la dame -petite soixantaine énergique, panier de la ménagère bien rempli- a repéré le bracelet du festival accroché au poignet. « Vous allez aux Nuits sonores? Ce n’est pas par là, c’est dans l’autre direction, vous devez changer de voie. » À quelques arrêts de là se trouvent en effet les anciennes usines Fagor-Brandt. C’est la dernière trouvaille en date du festival électronique. Un terrain de jeu énorme: le site industriel a été laissé en friche depuis que le dernier propriétaire y a cessé définitivement ses activités, un an et demi plus tôt. Dans les années 80, l’usine d’électroménager a employé jusqu’à 2.000 personnes, débitant les lave-linge à la chaîne. Mais la crise est passée par là: de plans de relance bancals en menace de délocalisation sauvage en passant par des reprises foireuses, l’activité a périclité petit à petit. Jusqu’à la liquidation. Plantée dans le quartier Gerland, dans le 7e arrondissement, la dernière grande usine du centre de Lyon a fermé ses portes fin 2015…

Ce week-end-là, le tambour des machines à laver a donc laissé la place à d’autres roulements. Trois nuits durant, les anciennes usines ont accueilli les principales têtes d’affiche de ce qui est devenu en quinze ans l’un des festivals les plus courus et réputés du circuit électronique. Au programme, notamment, The Chemical Brothers, Laurent Garnier, Vitalic, Floating Points ou encore le nouveau prodige grime Stormzy… De quoi dépoter et attirer la grande foule (14.000 personnes par soir, dispersées entre trois hangars différents). « Ah, on ne peut pas les louper! J’habite en face, je les entends depuis mon balcon « , glisse avec un brin de malice notre interlocutrice. Dans la rame, Philippe Close se raidit.

L’échevin du Tourisme de la Ville de Bruxelles (à l’époque, il n’a pas encore repris l’écharpe maïorale d’Yvan Mayeur) mène la délégation belge venue à Lyon en éclaireur: pour la première fois, les Nuits sonores vont en effet s’exporter dans la capitale de l’Europe. Un joli coup pour celui qui, du Brussels Summer Festival au Palais 12 en passant par la reprise en main -calamiteuse- du Cirque Royal, a bousculé les cartes de l’événementiel musical bruxellois. Quitte à agacer les acteurs existants. Voire irriter certains riverains. Ici, visiblement, Philippe Close peut être rassuré: la voisine des Nuits sonores a moins l’air de s’offusquer que de s’amuser de tout le ramdam temporaire créé dans son quartier. « Tout le monde a été prévenu via un courrier déposé dans la boîte, explique-t-elle. Et puis les organisateurs ont fait un tour des rues avoisinantes pour expliquer le fonctionnement du festival. » Ancré depuis toujours dans la ville, les Nuits sonores ont en effet appris à l’investir. Mieux: elles en ont fait un acteur essentiel de l’événement, un élément crucial de son ADN.

Le grand plongeon

La Sucrière est un bon exemple de cet état d’esprit. Le site est devenu l’un des symboles des Nuits sonores. Le festival est en effet l’un des premiers à avoir mis les pieds dans ce coin longtemps isolé de la ville, en pleine mutation: entre Rhône et Saône, la Confluence troque en effet, depuis une petite vingtaine d’années, ses anciens habits commerciaux et industriels pour ceux d’un nouveau pôle tertiaire et technologique: commerces, bureaux, musée… Au fil des éditions, les Nuits sonores ont ainsi passé beaucoup de temps dans l’ancienne sucrière, située sur le port fluvial Rambaud. En 2013, le festival y a même lancé son club permanent, Le Sucre, situé sur le toit du bâtiment industriel datant des années 30. Autre illustration de cette volonté de s’incruster dans le coeur de la ville: la piscine en plein air, installée le long du Rhône. Créée pour la candidature de Lyon aux JO de 1968, rénovée en 2012, les Nuits sonores y ont effectué plusieurs longueurs. C’est même d’ici qu’ont retenti les toutes premières notes du festival, en 2003. C’est encore là que l’on retrouve une bonne partie de l’équipe d’Arty Farty, attablée au restaurant. Normal: l’organisation responsable des Nuits vient d’en reprendre la gestion.

La Sucrière, lieu emblématique du festival, en bord de Saône.
La Sucrière, lieu emblématique du festival, en bord de Saône.© Wasteblasterz

Grande baie vitrée baignée de soleil, vue sur le Rhône et le bassin olympique, tables claires: ici, le cadre frappe autant que l’esprit du lieu. À l’image du festival, tout semble avoir été pensé, conçu, scénarisé avec minutie, entre volonté de s’ancrer dans le local et ouverture à la diversité -du potager bio installé en terrasse aux chefs extérieurs invités régulièrement à venir bousculer la carte, des vins de la vallée du Rhône aux bières d’un grand brasseur… belge.

Ce jour-là, Vincent Carry, 46 ans, directeur d’Arty Farty et grand manitou des Nuits sonores, arrive en toute fin de repas. Entre la poire et le dessert, il prend tout de même le temps de raconter la genèse du festival. Un grand rassemblement électronique, sorti d’à peu près nulle part, à un moment où la techno et la house faisaient encore peur…

Au début des années 2000, la musique électronique est en effet encore très mal vue en France -en 2001, le fameux amendement Mariani cadenasse les raves parties qui pullulent un peu partout. « Lyon, en particulier, faisait figure de capitale de la répression techno!, se rappelle Vincent Carry. On avait un maire, l’ancien Premier ministre Raymond Barre, qui était peu ouvert à ces musiques. » La ville a la réputation d’une cité « bourgeoise et conservatrice », portée sur les cultures classiques et très institutionnelles. En février 1996, par exemple, une grande soirée techno -baptisée Polaris- doit être annulée. À la dernière minute, le maire a décidé de retirer son autorisation de fermeture tardive: l’événement peut continuer mais à condition de fermer ses portes à… minuit. « Ça a fait rigoler la France entière! », se souvient Vincent Carry. Les organisateurs préféreront évidemment se saborder. Dans la foulée, le mouvement techno va toutefois se mobiliser et lancer Technopol, le « syndicat de la techno » français. En 2002, Vincent Carry va, lui, imaginer les Nuits sonores, avec quatre autres camarades. À l’époque, il est journaliste et multiplie les piges pour une série de médias. Mais le lendemain du 21 avril et du traumatisme de l’élection de Le Pen au second tour des présidentielles, il rend sa carte de presse –« c’était ma manière de dire à mes directeurs que c’était de leur faute, qu’ils avaient contribué à la montée de Le Pen » (sourire).

Au départ, l’ambition du groupe de têtes brûlées est donc de lancer un festival autour des musiques électroniques. « Et comme la culture numérique est dans une logique d’innovation, on voulait aussi en profiter pour faire évoluer le modèle du festival lui-même. Jusque-là, il était surtout question d’événements « monosites », souvent organisés en dehors de la ville, avec de grandes scènes, des sponsors partout. On voulait changer ça, en repartant du territoire urbain et en s’installant au coeur de la cité. » C’est toujours le cas actuellement. Cette année, par exemple, les Nuits sonores se sont dispersées entre trois sites principaux -les usines Fagor-Brandt, la Sucrière et les Subsistances (un ancien couvent reconverti en lieu culturel)- et une myriade d’autres événements plus ponctuels aux quatre coins de Lyon. « En tout, depuis 2003, ce sont quelque 500 lieux dans la ville qui ont été mobilisés, dont une petite centaine d’endroits très emblématiques. » À l’image de l’Hôtel-Dieu, « l’ancien hôpital historique de la ville, où beaucoup de petits Lyonnais sont nés. Alors qu’il était fermé pour être rénové et transformé (principalement en hôtel de luxe, NDLR), on a pu le rouvrir exceptionnellement pour les Nuits sonores. On veut être là où la ville change, se glisser dans les interstices de la transformation urbaine. »

Aujourd’hui, les musiques électroniques sont toujours au coeur du propos. Mais elles ne sont plus les seules à animer l’affiche -à l’instar de la venue cette année de la légende jazz Pharoah Sanders. « La culture techno, comme sujet de mobilisation, est un sujet heureusement dépassé aujourd’hui. » En revanche, le festival s’est penché toujours davantage sur les questions de la transformation de la ville et « les enjeux démocratiques et sociaux qui y sont liés ». Parallèlement aux festivités musicales, a ainsi été lancé l’European Lab, où sont discutés des sujets plus larges et théoriques. Comme le nom l’indique, les débats y sont pensés à l’échelle européenne. Logique pour une ville qui a cessé de se voir comme une lointaine banlieue de Paris pour se créer une identité plus ouverte, en connexion avec d’autres cités de l’Union. Comme par exemple Barcelone, Turin, ou… Bruxelles.

Putain, putain, nous sommes quand mêmes tous des Européens

Quelques mois après l’édition lyonnaise, les Nuits sonores vont donc inaugurer leur déclinaison bruxelloise. À la base, les similitudes entre les deux villes ne manquent pas, ne serait-ce que par leurs tailles plus ou moins semblables (la métropole de Lyon compte 1,3 million d’habitants). Et un territoire à repenser -où, par exemple, ce qui a été effectué dans le quartier de Confluence pourrait servir d’inspiration pour le réaménagement du plateau du Heysel (l’architecte Jean-Paul Viguier, responsable du centre commercial de Confluence, est d’ailleurs aussi en charge du projet Neo…).

En 2012, déjà, Bruxelles avait été l’invité d’honneur des Nuits sonores. Cette fois, le festival pose carrément ses valises dans la capitale de l’Europe. Vincent Carry explique encore: « On se rend compte que la génération actuelle a trois caractéristiques importantes que l’on peut relier: elle est à la fois « European native », née dans l’Union; « digital native », baignant depuis le début dans les nouvelles technologies; et enfin « crisis native »: elle a toujours connu la crise, financière, économique, mais aussi démocratique. À cet égard, on est convaincu qu’il va falloir trouver de nouvelles ressources, de nouvelles façons de repenser le débat public. » Notamment en passant par la culture.

Pour cela, les Nuits sonores ont pu compter, à Lyon, sur un large soutien de la ville. En particulier sur celui du maire Gérard Collomb, élu en 2001 (quand il était encore au PS avant de devenir, au printemps dernier, ministre de l’Intérieur du nouveau président Macron). « Il a pris un vrai risque en nous soutenant dès le départ », souligne Vincent Carry (qui a présidé le comité de soutien pour la réélection de l’édile, en 2013). Tout en précisant: « une collaboration intelligente n’empêche pas de préserver son indépendance par rapport au politique ». Financière notamment, puisque le budget du festival ne compte que 16% de subsides publics (européens pour la plus grande part).

À Bruxelles aussi, la Ville déroule le tapis rouge. De quoi faire tiquer d’autres événements électroniques bruxellois qui ont dû, eux, batailler pour exister -à l’instar du festival Listen! ou du Brussels Electronic Marathon, lancés tous les deux en 2016. Officiellement, personne ne se plaint de l’arrivée de l’événement lyonnais. Au contraire, la plupart des acteurs de terrain ont décidé de jouer le jeu -que ce soit dans le programme officiel ou les « extras ». Il faut d’ailleurs laisser ça à l’équipe des Nuits sonores: elle connaît visiblement son sujet. Du Brass à LaVallée, elle a su identifier ceux qui font bouger les cultures alternatives dans la cité. Ainsi que sa complexité, ses enjeux politiques et son mikado institutionnel? À voir…

DEMANDEZ LE PROGRAMME

Du 14 au 17 septembre, le festival des Nuits sonores se déroulera en plusieurs temps. Et en plusieurs lieux. Rapide passage en revue des forces en présence…

Modeselektor
Modeselektor© RAGNAR SCHMUCK

Le circuit

Après l’inauguration prévue au Bozar Electronic (lire en page 12), les Nuits sonores démarreront par un circuit dans plusieurs lieux dispersés dans la ville: du Brass (à Forest) en passant par le Bonnefooi, le Fuse, la galerie Horta et l’Ancienne Belgique.

Palais 10

Pour leur première édition bruxelloise, on ne peut pas dire que les Nuits sonores ont dégoté des lieux très exotiques. Sur le plateau du Heysel, le festival a tout de même réussi à recevoir les clés, non pas du Palais 12, mais bien du Palais 10. C’est là, dans ce grand hall d’exposition, que sera déroulé, les 15 et 16 septembre, le gros du line-up et les noms les plus prestigieux de l’affiche. Dont notamment Modeselektor, Rone, The Hacker ou encore l’incontournable Laurent Garnier.

European Lab

Débats autour de l’Europe, de la place et du rôle de la culture, carte blanche à Radio Panik, hackathon pour réfléchir à la revitalisation du plateau du Heysel… Les Nuits vont phosphorer, entre le musée du design ADAM, à l’Atomium, et le cinéma Galeries, au centre.

Les Extras!

Comme à Lyon, les Nuits sonores ont prévu quelques bonus, à côté de la programmation « officielle ». Où il sera question, par exemple, d’apéro à LaVallée, à Molenbeek, de disco hammam, d’un grand thé dansant aux Brigittines, ou encore d’une « after », le dimanche, au Belga, place Flagey.

Les Nuits Sonores, du 14 au 17/09 à Bruxelles. www.nuits-sonores.be

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