La venue à Anvers de Clapton, emblématique Dieu de la 6 cordes sixties, les concours d’Air Guitar, les jeux vidéo et le talent sonique du Belge Geoffrey Burton ne doivent pas faire illusion: la guitare n’est plus la reine du rock. Explications.
LES GUITAR Heroes sont-ils Fatigués?
Le type balance sa carcasse d’enfant Mac Do à l’unisson des enceintes: un magma metal y fait bourdonner les oreilles. De ses doigts bagués, il n’en perd pas une miette: toboggan de riffs en dérapage contrôlé, descente vertigineuse en araignée gluante vers les aigus sous-humains et, tout à coup, offensive de grimaces maniaques dignes d’un Slipknot démasqué. Le bras droit mouline l’oxygène raréfié, le gauche triture le manche comme un amoureux en (sérieux) déficit d’affection. L’Air Guitar n’est pas une discipline olympique mais vu les déhanchements à vide -rappelons que ces gens n’ont strictement rien en main-, les ostéopathes sont pour. Depuis une ving-taine d’années, des compétitions internationales d’Air Guitar et même un championnat du monde traquent les grands imitateurs. Sans que la cause en soit bien établie, les Finlandais semblent particulièrement doués en la matière. Ces Muppets de la 6 cordes sont-ils symptomatiques du fantasme éternel sur la place mythique de la guitare? Sauf qu’en l’absence de symbole phallique, les guitaristes de l’air astiquent d’abord leur propres avatars de libido… Autre signe de cette reconnaissance qui traverse modes et tempos: le jeu Guitar Hero inauguré en 2005 par la firme californienne RedOctane, inspiré de GuitarFreaks, créé par l’industrie japonaise Konami. Une douzaine d’épisodes de Hero sont déjà sortis sur le même principe: le joueur exerce son art de la copie sur un périphérique en forme de guitare, le manche étant garni de 5 boutons de couleurs, les cordes remplacées par une sorte d’interrupteur tripoté au gré de la performance originale sur écran. Le menu est généralement un pot-pourri de diverses machinations guitaristiques mais 3 groupes-panzers américains (Metallica, Van Halen, Aerosmith) ont déjà décroché leur sortie perso dans la collection. En regardant les chiffres -25 millions de jeux vendus en 5 ans, 2 milliards de dollars de recettes-, on se dit que la guitare reste une affaire cossue. Même si son statut actuel n’a plus grand-chose à voir avec la déification des années 60-70. Des quelques succès rock de ces 10 dernières années-disons Strokes, Grizzly Bear, Arcade Fire, The National, MGMT, Arctic Monkeys ou même Coldplay-, aucun n’a bâti sa popularité sur la virtuosité, la boulimie ou la flamboyance des guitares. Aucun de ces groupes (plus ou moins) populaires n’a installé un semblant de guitar hero moderne, un Hendrix ou un Clapton du temps du 11 septembre, de Goldman-Sachs et des volcans en colère. Aucun, à la possible exception de Jack White, peut-être parce que son style est vissé au blues, matière première des guitar heroes.
Faire fondre la banquise
» Clapton Is God »: l’inscription fameuse, faite à l’automne 67, sur les murs du métro de Londres, est devenue d’autant plus célèbre qu’une photo l’immortalisait alors qu’un chien pissait en dessous de la déclaration. Clapton est Dieu est dans l’air depuis que le guitariste -né en 1945 dans le Surrey- incorpore les Yardbirds en octobre 1963 et, plus encore, lors de sa brève aventure avec John Mayall en 65-66. Dans le boogieland rural de Mayall, au c£ur des tavernes nicotinées du vieux Londres, la guitare de Clapton claque comme un fouet sadien, brutale et lascive ( Bernard Jenkins, Hideaway). Elle balance une raclée électrique inédite face à un piano qui a sans doute été à l’école avec Mathusalem. Sur tout le reste, la guitare de Clapton a un singulier avantage: elle semble en avance sur les morceaux et les précède d’une inattendue modernité. Sur sa Gibson Les Paul Standard de 1960, branchée sur l’ampli Marshall -son siamois naturel-, Clapton transcende ses vieux fantasmes US d’ado anglais: ceux recueillis auprès des King (BB, Albert, Freddie), de Buddy Guy et, par-dessus tout, de Robert Johnson, le mec qui raconte avoir vendu son âme au diable en échange d’un talent (sur)naturel de bluesman. Clapton lui a rendu hommage pendant toute sa carrière et, en 2004, lui dédie tout un album. Avant cela, pendant une paire d’années, disons de 1965 à 1972, Clapton va être l’équivalent blanc d’Hendrix, le mec qui fait fondre la banquise rock. Fin 1970, avec Derek And The Dominos, sa 6 cordes acide épaissit les notes d’un drôle de caramel caoutchouteux. On peut appeler cela de la virtuosité -cela en est- mais la carcasse de la musique ne semble pas elle-même comprendre ce fluide gras et corrupteur. Clapton chante Layla et certifie l’idée que le riff n’est pas seulement une suite d’accords accrocheurs: c’est un vagissement qui fait du bouche-à-bouche au refrain, brûlant comme la tristesse. En moins d’une décennie, Clapton traverse les Yardbirds, les Bluesbreakers de John Mayall, Cream -power trio à l’impact considérable-, Blind Faith, Delaney And Bonnie And Friends et Derek And The Dominos, enregistrant le premier album de sa carrière solo en 1970. Celle-ci deviendra extraordinairement populaire, mais musicalement, la fulgurance claptonienne va, peu à peu, se déliter. Héroïnomane de la fin sixties à 1973 (avant la désintox), Clapton passe aussi une décennie dans l’alcool lourd: de ces pièges béants, sa musique sortira anesthésiée. Elle va glisser du blues cosmique à une sorte de middle of the road californien, avec quelques sursauts d’orgueil musical. Ainsi Tears In Heaven (1992) , chanson écrite pour son fils Conor, tombé par la fenêtre d’un 53e étage new-yorkais au printemps 1991: l’aveu de douleur se noie dans un baume acoustique davantage qu’il ne consume les vieilles sorcelleries électriques. Le Clapton qui sera sur la scène du Sportpaleis d’Anvers le 23 mai n’est donc plus le jeune homme flamboyant de sa période divine. Mais en retrouvant pour une tournée européenne Stevie Winwood -comparse de l’épisode Blind Faith de 68-69-, il revient vers sa jeunesse, celle des guitar-heroes inventant un nouveau monde. Espérons que sa musique, peu à peu engoncée dans les conventions proto-blues, retrouve le coup de rein névrotique des grandes chasses à la 6 cordes. C’est plus ou moins ce qui lui est déjà arrivé en 2005 lorsque, contre toute attente, les concerts de réunion de Cream à Londres puis New York ont remis le feu aux compteurs.
Guitare mutante
Rétrospectivement, la dextérité, la capacité technique, la vitesse d’exécution, tous ces tours de passe-passe qui, souvent, oublient la musique, ont fait beaucoup de mal à la guitare. Les galopeurs façon Joe Satriani, Steve Vai ou Yngwie Malmsteen, ont renforcé l’image caricaturale d’une guitare démiurge régnant sur un Etat sans sujets émotifs: on se souviendra peut-être de leurs doigts mais de leur musique? Un bon demi-siècle après ses premiers éclats rock, la guitare a muté. » J’ai grandi dans les années 80 et j’ai aimé certains guitaristes de l’époque, mais j’écoutais plutôt les groupes qu’aimait mon père, les Stones et le Velvet Underground. J’aime beaucoup Lou Reed parce qu’il joue une note et on l’identifie d’emblée: chez lui, tout est physique ». Le guitariste gantois Geoffrey Burton, 37 ans, a joué avec Iggy Pop, Higelin, Rodolphe Burger ou Cali. En 1993, il est découvert chez Arno où son style -fracassé, abrupt et instinctif- travaille à contre-emploi du vieux blues ostendu. Burton impressionne par sa façon de matérialiser ses sentiments: de la 6 cordes en 3D. » J’ai toujours essayé de jouer CONTRE le chant d’Arno, de lui répondre dans une sorte de yin et de yang. Mais en studio, Arno aime les choses simples, les structures basiques, la basse doit suivre la guitare, et moi, je n’aime pas jouer la guitare conventionnellement, les riffs clichés. Pour moi, tout est son, tonalité, couleur, cela peut être dur ou doux ou même n’être qu’une seule note qui part à l’infini. » Geoffrey finira par se fatiguer de la musique d’Arno, de certains aspects du personnage et de son management. Il n’a jamais cessé de travailler avec des amis (Pieter-Jan De Smet, Piet Joorens) et de faire des sessions studio, mais en 2004, il vit une expérience exceptionnelle: un an de tournée avec Bashung. » J’ai passé une audition à Paris comme 100 autres guitaristes… Je savais à peine qui était Bashung et j’ai trouvé ma prestation incroyablement mauvaise. J’ai été très surpris quand le manager m’a appelé pour me dire que j’étais embauché ». En scène avec Bashung, Burton décolle: électron libre, il saupoudre les mélodies d’orages magnétiques, déclenche un barrage de fuzz dans la quiétude d’un faux country, invente des trucs stratosphériques, de la dissonance grand cru. Avec, toujours en finalité, la vertu de la musique plutôt que l’exhibition technique ou l’expérimentation obtue: » Chez Bashung, il y a toujours un truc beau et un autre ugly, on est entre art et kitsch et cela reste impressionnant. J’ai beaucoup appris. » Tous ces sons mutants, gargouilles de frayeur et de beauté, Geoffrey les sort de ses racks d’effets: » Une pédale change plus le son qu’une guitare, même si les instruments anciens, dont les bois étaient plus soigneusement choisis, sont incontestablement meilleurs. Le mec qui a inventé la wah-wah était un trompettiste qui voulait imiter une sourdine… » C’est donc dans les trucages, les faux-semblants, les textures traficotées que s’inscrit la créativité burtonienne, forme perso de vérité lumineuse. Ces jours-ci, Burton -qui admire Prince autant que Robert Fripp- travaille sur un projet Velvet avec Rodolphe Burger et s’apprête à produire le prochain Cali. Surtout, il prépare la sortie de son propre projet , Hong Kong Dong, étonnant trio aux guitares filantes. Oui, comme les étoiles. l
Texte Philippe Cornet
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