Les accords parfaits entre vins et musique

Le laboratoire de Kitchen Theory. © DR
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

S’il existe une playlist pour tout -le sport, la cuisine, le train, etc.-, quelle est la bande-son d’un grand Bordeaux? Ou d’un aimable Sauterne? Ont-ils le même goût accompagnés d’un bon AC/DC ou d’une ballade d’Elliott Smith? Tout le monde au bar: le débat est ouvert.

Sans doute l’association a-t-elle toujours existé. Depuis la nuit des temps, il apparaît en effet que vin et musique se sont toujours fréquentés. Mieux: cherché. Après tout, de Bach à Bacchus, il n’y a pas grand-chose, quelques lettres à peine -la mythologie expliquant même que le dieu romain a ouvert la première école de musique. De son côté, le philosophe Michel Onfray peut écrire: « Le temps du vin est celui de la musique, évanescent et destiné à creuser l’âme pour laisser des traces, des souvenirs, des témoignages. » L’un titille les papilles, l’autre l’oreille. L’essentiel étant de trouver le bon tempo: quand les deux se calent sur le même groove, cela peut alors faire des étincelles.

Gaëtan Roussel
Gaëtan Roussel

C’est tout le propos d’un livre comme De la vigne aux platines, paru fin de l’année dernière. On le doit à Fabien Korbendau et Christophe Mariat. Des écrivains? Pas vraiment (le premier est éditeur de guides numériques, le second néphrologue). Des oenologues alors? Plutôt des oenophiles, écrira-t-on. Et, on le devine, des épicuriens en général. Ils proposent ainsi une cinquantaine de « couples albums-vins », soigneusement sélectionnés, après dégustation, écoute, et discussion. Ces associations ont ensuite été soumises à des musiciens, écrivains, journalistes… en leur demandant de pondre un texte autour. Des exemples? Gaëtan Roussel (Louise Attaque) qui débouche un domaine de l’Anglore en écoutant l’album à la banane du Velvet Underground; Arthur H qui boit un verre de Bourgueil sur fond de L.A. Woman des Doors; ou encore Rodolphe Burger et le dessinateur JC Menu qui partagent une bouteille de Cour-Cheverny en faisant tourner Père Ubu sur la platine -soirée à ce point arrosée, explique Burger, que la police refusera d’introduire sa demande de procuration pour le premier tour des dernières présidentielles (« Le pays s’est débrouillé sans moi, semble-t-il, mais n’y voyez pas un argument en faveur de l’abstention. Ce soir-là, c’est Ubu roi qu’on honorait. »). À côté de ces textes et dessins réunis dans un premier cahier « sensible », un second établit les correspondances, en présentant chaque auteur, en recontextualisant chaque disque et en décrivant chaque vin, accompagné de quelques mots-clés (épicé, charnu, bricolé, endimanché, etc.). C’est à la fois systématique et joliment poétique. Ancré et intuitif. Et dans l’air du temps? Il faut croire. La semaine dernière, la Cité du vin, à… Bordeaux, a inauguré sa deuxième grande exposition temporaire, qui court jusqu’au 24 juin prochain. Son thème: « Le vin & la musique, accords et désaccords. » Au programme, un parcours ponctué de quelque 150 oeuvres (de la Renaissance à la fin du XIXe siècle), des enregistrements d’opéras, des « airs à boire », etc. À noter que la Cité du vin a pensé à tout: est également prévu un parcours enfants…

Arthur H
Arthur H

De fait, musique et vin sont des mots qui vont très bien ensemble. On ne compte plus les étiquettes de petits producteurs faisant allusion à tel groupe (le blanc Rage Against The Machine, le Shiraz Motörhead ou le Sauvignon Jauni Rotten (sic)) ou à telle chanson (la cuvée Les copains d’abord). Et ne parlons pas des stars -de Madonna à Sting- qui mettent la main sur des vignobles: par amour du produit ou simple investissement, c’est évidemment une autre question…

Red red wine

Fabien Korbendau
Fabien Korbendau

L’association fonctionne donc. Reste à savoir dans quel « sens ». Certes l’alcool peut ouvrir certaines portes de la perception, et faire entendre tout à coup une mélodie comme on ne l’avait jamais entendue auparavant. Mais l’inverse est encore plus vrai. La langue n’est pas toujours très finaude, explique la science: il est même assez facile de la tromper. En 2011, une étude de l’Université Heriot-Watt, à Édimbourg, a par exemple démontré que la musique qui accompagnait la dégustation d’un vin influençait fortement le ressenti que l’on pouvait en avoir. Le même Cabernet Sauvignon chilien, par exemple, était d’autant plus « puissant » en bouche qu’il était accompagné du Carmina Burana de Carl Orff. Beaucoup plus en tout cas que s’il avait été dégusté en écoutant la reprise de Just Can’t Get Enough de Depeche Mode par Nouvelle Vague… À Londres, le laboratoire Kitchen Theory réfléchit également beaucoup là-dessus. Fondé par le chef Jozef Youssef, ce « studio de design gastronomique » multiplie les expériences. Il peut compter sur la collaboration de Charles Spence, professeur de psychologie expérimentale à Oxford, qui a baptisé son champ de recherche la… gastrophysique: là où le goût est question de conditionnement psychologique, l’environnement dans lequel nous mangeons et buvons n’est pas anodin.

Les accords parfaits entre vins et musique

D’où l’attention à apporter à la bande-son de vos libations? Certains en sont convaincus. Le négociant Vinomusic par exemple a pris le pli d’associer chacun de ses vins avec des playlists maison, histoire de « savoir quelle musique écouter pendant votre dégustation ». Une manière aussi de « désacraliser le langage oenologique », insistent les auteurs du projet. Sur chaque étiquette, un code-barre à scanner renvoie à un descriptif complet du vin, et à un player permettant de jouer directement la sélection -par exemple ce morceau dub de Zenzile sur un Graves…

Stéphanie Leroy
Stéphanie Leroy

Autre cas: Wine4melomanes. Sous ce nom se cache Frédéric Beineix. Il a longtemps été le DJ du groupe pop électronique français Zimpala (trois albums entre 2000 et 2006). Fan de vin, il propose désormais ses services pour des événements et des dégustations, et poste régulièrement ses sélections sur Mixcloud. Comme ce dernier mix de 45 minutes, enchaînant notamment Charles Bradley à Mount Kimbie pour accompagner la cuvée Idea Franc 2017, un « cabernet nature et biodynamique »…

Last nite, the wine waiter saved my life

Passer la bonne musique pour le bon vin au bon moment: à pas mal d’égards, le travail du DJ ressemblerait en fait à celui d’un… sommelier. « C’est vrai, dans les deux cas, il s’agit de s’adapter au public, de proposer les bonnes associations », explique Charles Schillings. « Ce n’est pas le seul parallèle: il y a aussi la volonté de partager quelque chose, de mixer les bons cépages entre eux, etc. » Le célèbre DJ belge (de la Chapelle de Liège au Rex parisien en passant par le Café d’Anvers; des défilés Karl Lagerfeld au label Pschent) sait de quoi il parle: grand amateur, il a même eu le privilège d’être intronisé aux Hospices de Beaune, en 2011 (en même temps qu’Inès de la Fressange, ou Christian Clavier). Avec toques, et costumes d’apparat compris. « C’était surréaliste », rigole-t-il encore aujourd’hui. Autodidacte, il s’est formé sur « le tas ». « Pendant plus ou moins dix ans, de 1994 à 2004, je me suis retrouvé à mixer un peu partout dans le monde. Quand c’était possible, je demandais que l’on me fasse visiter les domaines du coin. » Celui qui a intitulé son dernier album Blanc de Noirs (2015) -référence autant à son métissage qu’au vin blanc produit avec des raisins noirs-, avoue toutefois ne pas être forcément un fétichiste des playlists à boire. Pas besoin de passer une demi-heure devant sa discothèque, ou sur YouTube, avant de faire couler le rouge. « À part quand vous ouvrez une grande bouteille, et que vous savez que la musique sera forcément associée à jamais à ce moment. »

Charles Schillings
Charles Schillings

Y a-t-il malgré tout des combinaisons qui fonctionnent mieux que d’autres? « C’est tellement subjectif. Un vin peut être associé à tellement de choses différentes. Ce serait absurde d’en arriver à penser qu’il faut par exemple écouter du Miriam Makeba quand on ouvre un vin sud-africain (rires). «  À la limite, Charles Schillings chercherait même à créer l’inverse: à glisser par exemple le She’s a Rainbow des Rolling Stones sur un « simple » Muscadet. « Quand j’ai l’ai fait, je me suis fait insulter (rires). Mais c’est justement là que ça devient intéressant, que ça peut susciter le débat, et amener les gens à découvrir peut-être un vin qu’ils ne soupçonnaient pas. »

Les accords parfaits entre vins et musique

C’est aussi la conviction de De la vigne aux platines. Au passage, on relèvera que le livre ne se résume pas à un défilé de célébrités et autres têtes de gondoles musicales, venues digresser sur une bonne bouteille. Parmi le casting mis en place par les auteurs, on compte ainsi des têtes moins connues ou simplement des amis de la maison. De fait, l’option prise est celle d’une table d’hôtes, ouverte et généreuse. Avec la volonté aussi, on le comprend vite, de privilégier les vins d’auteur. Sans snobisme, mais avec la volonté de ne pas céder « aux productions issues des domaines où on fait « pisser la vigne », prioritairement destinées à irriguer les grandes surfaces ». Vin bio, nature, biodynamique…: ici, on a décidé de prendre son temps, préférant les… labels indés aux gros blockbusters. La sélection est éminemment personnelle, subjective. Autrement dit, garantie sans algorithmes -loin donc des playlists Spotify, type Wine Tasting.

« Déguster des albums », « écouter des vins », propose encore le livre. Et de philosopher plus loin: au moment où la musique n’est plus qu’un flux, dissociée de tout support physique, le vin la ramènerait au fruit, à la terre, au concret. Vous reprendrez bien un verre ?

Raisins et sentiments

Bernard Dobbeleer
Bernard Dobbeleer© Thomas Sweertvaegher

Il a encastré sa « cave » dans un coin du salon. Dans le meuble vitré, les bouteilles dorment paisiblement -là, un grand cru dédicacé par Bocuse, ici un autre nectar qui attend son propriétaire. Pas de doute: Bernard Dobbeleer aime le vin. DJ, journaliste, et aujourd’hui chef éditorial de Pure FM, il est un oenophile averti. Ses lectures en attestent – « Je dois avoir accumulé 20 ans de Revue du vin de France ». Ses points de vue tranchés aussi -le « snobisme » autour du biodynamique, très peu pour lui. Quand il rencontre Bryan Ferry, il réussit à lui glisser un mot sur le Sassicaia toscan; et il ne peut s’empêcher de tiquer quand il voit « la plupart des grands champagnes à 3000 euros la bouteille gaspillés sur la piste de danse par des mecs en costard qui écoutent de la trap (rires). «  À quand remonte son amour pour le vin? « Difficile à dire précisément. Un jour, j’ai voulu faire un cadeau à mon père pour son anniversaire. Je me trouvais du côté de Bordeaux. Il faut savoir que mon paternel est trotskyste. J’avais lu justement que le Cos d’Estournel, un Saint-Estèphe, était le vin préféré de Karl Marx, qu’Engels lui en avait même offert toute une caisse. Du coup, j’ai été voir sur place, j’ai eu l’occasion de déguster. Et là, j’ai compris. Je captais tout à coup la différence entre ce que j’avais pu boire jusque-là et ce vin qui avait vieilli avec grâce et intérêt. »

Château vinyle

Depuis, il n’a cessé de s’intéresser. Il y a deux ans, pour la première édition du festival électronique Listen!, Bernard Dobbeleer avait d’ailleurs été invité à imaginer quatre mix, en collaboration avec la sommelière Vicky Corbeels (wine lady of the year 2015). « C’étaient quatre Côte du Rhône, deux rouge, un rosé, un blanc. Avec pour contrainte d’y associer à chacun un mix de cinq minutes maximum. » Il ressort la sélection de son laptop. Avec d’abord le vin blanc, minéral, long en bouche: le mix commence par les percussions tribales de Bonobo avant d’enchaîner avec du Trentemoller. Le rosé est plus léger, festif: ce sera Matias Aguayo. Pour le meilleur des deux rouges, par contre, Bernard Dobbeleer a repiqué les violons qui ont servi au fameux Deep Burnt de Pepe Bradock. « Honnêtement, c’est amusant à faire. Mais il ne faut pas pousser trop loin non plus: l’exercice peut vite tomber dans la « fumisterie ». Il y a tellement de cépages, de vins différents. Les associations que vous pourrez faire ne seront pas les miennes, et inversement. » Une règle malgré tout? « Déboucher un grand vin comporte quand même quelque chose d’un peu solennel. Dans ces cas-là, je crois que la musique classique reste l’idéal, Bach ou Debussy par exemple. »

Au-delà, à chacun son goût, à chacun son oreille. « Il y a des petits producteurs qui n’ont rien à faire des AOC, qui font leur truc dans leur coin, et qui réussissent à sortir parfois des trucs incroyables! » Pendant que les Meters passent sur les platines, Bernard Dobbeleer ressort encore L’Aquaphile de Pierre Desproges, « le plus beau texte que j’ai pu lire sur le vin! » Un extrait: « J’avais commandé un Figeac 71, mon Saint-Émilion préféré. Introuvable. Sublime. Rouge et doré comme peu de couchers de soleil. Profond comme un la mineur de contrebasse. Éclatant en orgasme au soleil. Plus long en bouche qu’un final de Verdi. Un vin si grand que Dieu existe à sa seule vue. » Amen .

De la vigne aux platines, Fabien Korbendau et Christophe Mariat, éditions de l’Épure, 224 pages.

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