Laurent Raphaël

L’édito: Prose combat

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

On ne pourra plus reprocher aux intellectuels en général et aux écrivains en particulier de se tenir à l’écart des soubresauts du monde. Après un passage à vide dicté par les lois du versant le plus paresseux de l’autofiction, la plupart ont (re)pris l’habitude d’ouvrir les fenêtres de leurs tours d’ivoire pour observer l’incendie qui fait rage dans la cité.

Sur les plateaux de télé, lors de rencontres, sur les réseaux sociaux, dans des tribunes ou simplement au détour d’une interview, les romanciers n’hésitent plus, comme le faisaient naturellement les Zola, Flaubert ou Camus avant eux, à commenter, disséquer et analyser l’actualité la plus brûlante. À l’image de David Lodge, le plus british des sujets littéraires de sa Majesté (Changement de décor, Né au bon moment…), quand il s’épanche sur les raisons du Brexit dans la dernière livraison de l’hebdomadaire français Le 1.

À une époque qui court plus vite que son ombre, où une fake news chasse l’autre, l’écrivain qui a fait du temps long son compagnon passe pour une sorte de sage à la parole d’or. Et de fait, quand il ne débite pas de la « punchline » au kilomètre dans un talk-show télévisé où il n’est qu’un people parmi les autres, ce loup solitaire apporte souvent de l’épaisseur au débat.

Certains n’ont d’ailleurs pas besoin de sortir du périmètre de la fiction pour se frotter au réel. Ils le font dans des romans qui labourent ces territoires borgnes où le quotidien rime généralement avec ennui et galère. Comme les époux Johannin et leur fresque romantico-punk Nino dans la nuit. Comme Nicolas Mathieu et sa chronique sociale lorraine Leurs enfants après eux. Ou encore comme Andreï Makine et son récital anti-modernité Au-delà des frontières. L’emballage est à chaque fois littéraire mais le coeur est radioactif comme de l’uranium en fusion.

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Parfois la colère est trop forte pour partager l’espace avec une histoire. Elle doit jaillir sans digues, sans berges, sans écluses. Pour traiter des discriminations à l’égard des femmes, la romancière nigériane Chimamanda Ngozi Adichie a choisi la forme d’un manuel en quinze points à enseigner à toutes les filles (Chère Ijeawele). Dans un registre différent, c’est par la voie abrupte de l’essai que François Bégaudeau règle ses comptes avec l’objet de sa détestation: le bourgeois. Histoire de ta bêtise flingue ce personnage qui porte sur son dos et son dos seul la responsabilité du fiasco actuel. « Bourgeois est la synthèse d’une condition et d’un système d’opinions, celui-ci justification et défense de celle-là« , écrit-il. Et de lui coller toutes les tares: Macron, la bonne conscience bio, le soft power, l’entre-soi, la cuillère dorée dans la bouche à la naissance, la peur du peuple maquillée en refus du populisme, etc. Ce n’est pas tant la férocité du propos qui surprend, écho à la violence sociale qui monte, mais la réactivation d’un vocabulaire et d’une rhétorique marxistes. On vivrait donc toujours à l’heure de la guerre des classes. Les pauvres d’un côté, les riches de l’autre. Un peu court. Si chacun reconnaîtra des fragments de soi dans ce portrait au vitriol, personne ne pourra le prendre à son compte intégralement, même pas à Neuilly. En émettant cette nuance, on s’expose évidemment à la critique de parler depuis les bourgeois, les élites, et c’est bien là le piège d’une pensée unique inversée qui entend imposer une « autre » vérité et du même coup refuse tout dialogue.

À cette logorrhée parfois fulgurante, parfois comique dans sa caricature, on préférera le verdict plus subtil du sociologue François Dubet dans Le Temps des passions tristes: « Il se constitue un univers social dans lequel nous sommes plus ou moins inégaux en fonction des divers biens économiques et culturels dont nous disposons et des diverses sphères auxquelles nous appartenons. Nous sommes inégaux « en tant que »: salarié plus ou moins bien payé, protégé ou précaire, diplômé ou pas, jeune ou âgé, femme ou homme, vivant dans une ville dynamique ou dans un territoire en difficulté, dans un quartier chic ou dans une banlieue populaire, seul ou en couple, d’origine étrangère ou pas, blanc ou pas, etc. » Les groupes sociaux homogènes n’existent plus. Chaque expérience est passée au tamis de l’individu. Pour le meilleur comme pour le pire.

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