Laurent Raphaël

L’édito: Feuille de route pour temps difficiles

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Parmi les rares charmes qu’offre la route des vacances, et pour autant que la destination se trouve quelque part en France, il y a celui de pouvoir se laisser bercer aux heures creuses par les émissions de France Inter et France Culture.

Sciences, histoire, littérature, astronomie et même gastronomie, tout y passe. Ces dignes porte-voix du service public dispensent leur gai savoir avec gourmandise, et souvent cette petite pointe de grandiloquence et de pénétration au charme délicieusement suranné. On devient vite accro à cette double voire triple ration de connaissance. Et on en repousserait le moment de la pause pour ne pas perdre une goutte de ce précieux nectar radiophonique qui est un voyage à l’intérieur du voyage.

A la petite troupe qui se plaint qu’on a loupé la sortie de l’aire d’autoroute, on a envie de crier « je suis victime de l’intelligence humaine!« , comme ce personnage dévoreur de livres imaginé par Simenon dans Un nouveau dans la ville (réédité aujourd’hui chez Omnibus avec les illustrations magnifiques de Loustal). C’est ainsi qu’en juillet dernier, remontant vers le nord le coeur gros et les cheveux dans le vent de la climatisation, je fus cueilli aux environs de Rouen par une voix grave d’un magnétisme sourd, à la diction précieuse, et donnant à l’habitacle des airs d’amphithéâtre enfumé. J’en aurais fermé les yeux pour mieux inhaler les mots mais n’étant pas un fétichiste des accidents automobiles comme les personnages de J.G. Ballard dans Crash, je m’abstins.

Voici ce que j’ai entendu, frémissant un peu plus à chaque phrase: « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer, à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. »

C’est comme si l’Histoire avait la forme d’un ruban de Mu0026#xF6;bius: elle ne s’arru0026#xEA;te jamais mais repasse toujours au mu0026#xEA;me endroit.

J’aimerais pouvoir dire que je cite cet extrait de mémoire mais en réalité on trouve le texte intégral sur le Net, dans sa version audio ou retranscrit par les soins de Gallimard. La voix était comme une seringue qui m’entrait dans le cerveau pour m’injecter un sérum de vérité sur notre époque. Tout y est: la fin des utopies, le discrédit du politique, l’impasse technologique… Quel penseur actuel a su si bien cerner le « problème » des années 2010? Réponse: Albert Camus lors de son allocution de réception du prix Nobel en… 1957. C’est tout le barnum autour de l’attribution de la breloque suédoise à Dylan qui m’a fait repenser à ce discours d’une troublante actualité, comme si l’Histoire avait la forme d’un ruban de Möbius: elle ne s’arrête jamais mais repasse toujours au même endroit.

De quoi légitimer le défaitisme à grande échelle, singulièrement chez les jeunes? Non, répond l’auteur extralucide de L’Etranger, qui en appelle dans son discours à la responsabilité individuelle: « Personne, je suppose, ne peut leur demander d’être optimistes. Et je suis même d’avis que nous devons comprendre, sans cesser de lutter contre eux, l’erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur, et se sont rués dans les nihilismes de l’époque. Mais il reste que la plupart d’entre nous, dans mon pays et en Europe, ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d’une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l’instinct de mort à l’oeuvre dans notre histoire. » Une feuille de route pour les temps difficiles que nous traversons…

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