On aimerait parfois avoir des idées bien arrêtées sur tout. Pas de migraines, pas de volte-face, pas de doutes, pas de remords… Las, il suffit souvent d’un grain de sable pour gripper la belle mécanique d’un raisonnement qui paraissait infaillible. Et bardaf, c’est l’embardée dialectique. Le château de cartes des certitudes s’écroule. Seule solution: reconstruire une argumentation en intégrant dans les plans la pensée parasite. Question d’équilibre, de cohérence, de simple honnêteté intellectuelle.

Quelque part tant mieux. Il n’y a que les idiots qui ne changent pas d’avis. Et les bigots, retranchés dans leur tour mystique, mais pas épargnés par les tourments de l’âme. La vie est du reste trop longue pour suivre un tracé rectiligne, synonyme de monotonie et d’ennui. Même si elles nous la pourrissent, les variables rhétoriques sont quelque part le sel de l’existence. Et le prix de notre liberté.

Mais point trop n’en faut. On n’est pas des girouettes non plus! Or notre époque ressemble de plus en plus à un sentier jonché de cailloux où il est malaisé d’avancer sans trébucher. C’est le revers de la médaille. Sur les ruines des idéologies monogames ont proliféré les opinions les plus diverses, les meilleures comme -surtout- les pires, rendant le sol de la pensée particulièrement instable. Résultat: un brouillard permanent entretenu par l’ultra-libéralisme flotte sur nos consciences et alimente la concurrence des idées, jugées non plus sur leur valeur intrinsèque mais sur leur aptitude à déclencher du clic.

Dans ce contexte, pas étonnant si la fiction se met à voir double. A la vision singulière, univoque -suspecte de partialité et de simplification-, certains artistes préfèrent désormais la multiplication des points de vue. Le film de la semaine, The Disappearance of Eleanor Rigby (voir dossier page 22) de Ned Benson, en est la parfaite illustration. Cette histoire d’amour frappée en plein vol est racontée successivement par l’homme (incarné par James McAvoy) puis par la femme (Jessica Chastain, who else?), chaque chapitre faisant l’objet d’un film séparé, Him et Her, à voir idéalement dans le même élan. Une structure en diptyque déjà utilisée en son temps (1973) dans un téléfilm, Divorce His, Divorce Hers, pour parler de la séparation d’un couple formé par Elizabeth Taylor et Richard Burton. Et que l’on retrouve également (tiens, tiens…), le venin du suspense en plus, au coeur d’une nouvelle série télé qui mérite le détour, The Affair. Chaque épisode est découpé en deux parties. Sur fond de meurtre, on a d’abord le récit par un écrivain marié (Dominique West) de sa relation avec une jeune femme lors de vacances en famille, où elle apparaît très entreprenante. Ensuite on rembobine et c’est elle (Ruth Wilson) qui donne sa version des événements, et là du coup c’est l’amant qui passe pour un chaud lapin. Qui dit la vérité? Qui manipule qui? Cette structure kaléidoscopique tient en haleine et souligne la difficulté de se forger une opinion définitive pour peu que la subjectivité se conjugue au pluriel. Car on l’oublie souvent, mais cette dernière est bâtie sur du sable, agglomérat de nos expériences, de nos souvenirs, de nos choix, de notre éducation… Un pas de côté et c’est un autre monde qui apparaît.

Ici aussi, c’est la polarisation féminin-masculin qui sert de moteur à l’intrigue. Mais on pourrait imaginer toutes les combinaisons binaires possibles sur à peu près tous les sujets: frère-soeur, parents-enfants, Juifs-Palestiniens, Noirs-Blancs, etc. Le split screen si prisé ces temps-ci est une autre manière de tenter d’embrasser en un coup d’oeil plusieurs réalités. De L’Etrangleur de Boston de Fleischer à 24 h chrono, cet outil est redoutable quand il est bien utilisé. Il nous donne le don d’ubiquité. Sa forme éclatée et organique se rapprochant de l’architecture du monde actuel. Signe des temps, ce syndrome 2 en 1 s’invite également à la rentrée littéraire. Format tête-bêche, Prends garde (éditions Liana Lévi) relate d’un côté les faits, rien que les faits (un drame à résonance politique dans l’Italie d’après-guerre), de l’autre la trame romanesque tricotée à partir de cette pelote par la romancière Milena Agus.

Malgré ses défauts, cette structure en rhizome a au moins un avantage: si le réel ne nous plaît pas, libre à nous d’en inventer un autre…

PAR Laurent Raphaël

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