DE JEFFREY EUGENIDES, ÉDITIONS DE L’OLIVIER, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR OLIVIER DEPARIS, 560 PAGES.

Romancier du passage, de l’apprentissage et des désillusions, Jeffrey Eugenides devait un jour se colleter au grand roman d’amour. Celui qui, à l’image des livres de Jane Austen, mettrait en scène une jeune femme en proie à un indépassable dilemme amoureux -donc à de cruels renoncements. Mais comment parler d’amour -pire, de la dimension tragique latente du mariage- à une époque où épanouissement individuel, révolution sexuelle et réussite sociale le font passer pour un ressort romanesque périmé? Sur ce constat très postmoderne, Eugenides s’est attelé à transporter les codes du roman victorien dans l’Amérique de Reagan -un projet résolument passionnant.

Deux garçons, une fille, trois possibilités

Nous sommes sur le campus de l’université de Brown -nord de NY- au début des années 80. L’époque est aux Talking Heads, au sexe libre, et à la découverte de la French Theory -un vent intellectuel européen raffiné qui s’engouffre dans l’esprit de jeunes Américains en manque de radicalisme. On y suit le parcours de Madeleine, jeune femme qui enchaîne les amants sans se laisser aller à l’amour. Etudiante en lettres, féministe, gagnée aux Fragments du discours amoureux de Barthes censés neutraliser les codes de la passion, elle reste incurablement romantique, fascinée par les livres de George Eliot et Henry James.

Autour de Maddie, personnage un poil corseté dans les références qu’elle incarne, gravitent justement deux prétendants à l’ancienne qui permettent à Eugenides de libérer d’autres lignes romanesques plus complexes: Mitchell, brillantissime étudiant en théologie qui tente d’enfouir son amour fou pour Madeleine dans le mysticisme religieux, et Leonard, biologiste dépressif, bipolaire et ultra charismatique auquel la jeune femme succombera contre ses principes. Tiraillée entre raison et sentiments, Madeleine évaluera les possibilités, les frustrations, les remords et les gestes retenus de deux histoires, l’une fantasmée, l’autre consommée. Dans un récit successivement pris en charge par les trois protagonistes, Eugenides explore le sentiment amoureux sous l’angle de la littérature elle-même: tomberions-nous autant amoureux si nous n’avions pas lu autant comment le faire?

Alternant les façons du professeur d’université qui réfléchit la littérature à mesure de l’écrire et les morceaux de pur génie narratif à l’américaine (les chapitres consacrés aux phases maniaques de Leonard sont affolants), Eugenides dévoile un grand ballet parfaitement orchestré au coeur de l’ingérable des contradictions humaines. Des vagues de complexité qui viennent s’échouer sur un temps narratif flottant, dont il maîtrise la pesanteur et les vagabondages avec brio. Le tout irrémédiablement dirigé vers un final virtuose, suintant la désillusion et le fatalisme. Rappelant pour qui l’aurait oublié, et à la suite de Trollope, romancier british du XIXe siècle que « Sauf à la fin d’un roman anglais, il n’y a pas de bonheur en amour« .

Y.P.

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