Le mirage de la diversité

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Colère froide et architecture organique sont au menu de ce roman manifeste qui dénonce les faux-semblants de l’intégration. Une claque.

Assemblage

Natasha Brown. Retenez bien ce nom… Le premier roman de cette Anglaise d’origine jamaïcaine, court et incisif, se lit dans un souffle, le cœur haletant et les poings serrés. Le récit démarre pourtant d’un pas hésitant, comme si la narratrice cherchait un sens aux souvenirs furtifs de scènes de bureau banales, affreusement banales, qui se bousculent dans son esprit: ici une injonction humiliante, là une remarque sexiste et raciste, là encore un subterfuge pour échapper aux avances d’un supérieur. Des impressions, des fragments bruts, comme les pièces éparses d’un puzzle dont on devine confusément le motif.

En apparence, cette jeune femme noire qui ressemble très fort à l’autrice a plutôt tiré les bonnes cartes: des études brillantes, un job rémunérateur dans une grande banque, un appartement à son nom dans un quartier en vue de Londres, un petit ami de la haute, blanc et dévoué. Bref, elle coche toutes les cases de l’intégration réussie. Mais à quel prix? Celui de l’effacement, de la soumission. “Sois la meilleure. (…) Mais aussi, sois invisible, imperceptible”, lui murmure une voix intérieure. Tous ces efforts d’assimilation pour quoi, au final? Pour avoir le “privilège” d’incarner la diversité dans sa boîte. Le reste, qui remonte par à-coups comme la bile, ce sont les insultes et les préjugés, à l’image de ce steward qui ne l’imagine pas voyager en business. Quoi qu’elle fasse, elle restera une citoyenne britannique de second rang. “Née d’ici, de parents nés ici, jamais vécu ailleurs – pourtant, jamais d’ici.

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Briser les chaînes mentales

Aujourd’hui, la jeune femme modèle n’arrive plus à faire semblant. “J’ai essayé d’être à la hauteur. Mais après des années de lutte, à batailler contre le courant, je suis prête à baisser les bras.” Elle a vécu avec l’appréhension du faux pas qui lui ferait tout perdre. Mais les dés sont pipés. Malgré les beaux discours progressistes, le déficit de capital culturel avec les Anglais de souche ne sera jamais comblé, même pour les plus méritants comme elle.

Cette cruelle réalité lui saute à la gorge alors qu’elle doit se rendre à la garden-party qu’organisent ses beaux-parents. Ce qui devait être le couronnement de son ascension sociale va précipiter sa “libération”. En observant ce théâtre mondain pétri de conventions, elle comprend qu’elle ne sera jamais qu’une pièce rapportée dans ce milieu. Pire, en jouant sa partition sans broncher, elle se rend complice d’une vaste mascarade sociale. Une révélation qui fait écho à son choix irrationnel de ne pas soigner le cancer qu’on lui a détecté récemment. Pour ne pas se soumettre encore une fois aux injonctions de l’extérieur. “Rien est un choix”, clame-t-elle.

Une colère froide traverse ce monologue déchirant qui, s’il a des accents politiques prononcés, ne perd jamais de vue l’ivresse littéraire. L’architecture débridée et le format flash dynamitent la narration, comme si la langue elle-même devait être réinventée pour saisir cette “subjectivité noire”. En nous glissant dans la peau de son personnage, Natasha Brown met à nu les ressorts complexes et sophistiqués d’un système aux abois, nostalgique de sa grandeur impériale passée, qui a trouvé dans le politiquement correct le moyen de perpétuer ses privilèges sans froisser sa bonne conscience. Délicieusement cinglant.

De Natasha Brown, éditions Grasset, traduit de l’anglais par Jakuta Alikavazovic, 160 pages.

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