Critique | Livres

[le livre de la semaine] Les Lanceurs de feu, de Jan Carson: filiations incandescentes

© JONNY RYDER
Anne-Lise Remacle Journaliste

Dans un Belfast d’après les Troubles mais toujours sous tension, Jan Carson fait peser sur deux pères que tout oppose la menace sous-jacente de leurs enfants.

Il aura fallu attendre que Jan Carson remporte le European Prize of Literature en 2019 pour que cette autrice irlandaise, déjà remarquée dans son propre pays trouve son chemin vers le lectorat francophone. Les Lanceurs de feu, roman qui signe son arrivée chez nous, prend corps à Belfast, longtemps déchirée entre loyalistes (principalement protestants) et nationalistes (principalement catholiques). Seize ans après le plus dense du conflit (les Troubles), « la vérité est [toujours] un cercle vu d’un côté [de la ville] et un carré vu de l’autre« . Au coeur d’un été 2014 lacéré par des flammes indisciplinées qui sont bien plus chaotiques que les habituels brasiers de la onzième nuit de juillet (célébration annuelle dans les quartiers protestants de la victoire de Guillaume d’Orange en 1690), deux pères vont être confrontés à des dilemmes terribles concernant leur progéniture.

Violence et solitude

Le premier, Sammy Agnew, englué dans son quartier mais résigné à l’idée de ne jamais en sortir, était tout sauf angélique dans sa jeunesse, terrorisant jusqu’au sang les catholiques avec sa bande de voyous. Conscient que la violence est un legs pesant, il est intimement persuadé que son fils est l’instigateur de cette nouvelle insurrection, après avoir reconnu ses gestes sur une vidéo. Devrait-il le dénoncer? À quelques rues de là, Jonathan Murray est lui aussi tétanisé par sa fille Sophie, tout juste née. Médecin peu sociable, à peine considéré par ses parents, sa vie a pris un tour étonnant le jour où une femme aguicheuse, neurasthénique et en manque d’océan lui a demandé de l’aide. Séduit malgré lui mais curieux, le voilà contraint d’accueillir une sirène dans sa baignoire puis de s’occuper de leur enfant, une fois la créature disparue. Qui lui garantit que ce bébé ne sera pas monstrueux? Qu’il ne faudra pas lui couper la langue pour éviter ses alarmes retorses quand elle parlera? Ces deux hommes enchaînés par le passé et terrifiés par l’avenir se croiseront dans une salle d’attente, à la chicane des choix possibles…

Avec ses insertions résolument fantastiques (les portraits d’enfants étranges en intermèdes sont dignes de La Triste Fin du petit enfant huître de Tim Burton ou d’Edward Gorey), son humour grinçant, sa façon d’embras(s)er l’après-bataille et de mettre le doigt sur les stigmates, Les Lanceurs de feu n’est pas juste un bon roman irlandais de plus sur les affrontements. C’est une vraie découverte de voix, de celles qui se jouent des codes, font renaître les mythes anciens à même le terreau des peurs contemporaines. À l’heure où le Brexit a de nouveau bousculé les cartes pour l’Irlande du Nord, une autrice résolument singulière comme Jan Carson ne sera jamais de trop pour rendre compte des bourrasques politiques, des failles et soulèvements humains et des héritages complexes à endosser.

Les Lanceurs de feu

Roman. De Jan Carson, éditions Sabine Wespieser, traduit de l’anglais (Irlande du Nord) par Dominique Goy-Blanquet, 384 pages. ****

[le livre de la semaine] Les Lanceurs de feu, de Jan Carson: filiations incandescentes

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