L’IMPECCABLE TOTAL DE DAAN CONSTITUE SANS DOUTE LE PLUS BEAU COFFRET JAMAIS COMPILÉ D’UN ARTISTE BELGE: SUJET ABORDÉ DANS SA FLAMANDE PROPRIÉTÉ, ENTRE BOUTEILLE DE CHAMPAGNE (VIDE) ET CHEVAUX BLANCS FUYANTS. PORTRAIT DONJUANESQUE D’UN FILS DE MAOÏSTE.

La première rencontre, c’était dans sa maison de Berchem/Anvers, en 1999. Un feu rouge -en état de fonctionnement- squatte l’escalier et des typos géantes pendent aux murs. Quinze ans et quelques haltes immobilières plus tard -Schaerbeek, Ixelles-, voilà le chanteur de 1969 ayant soldé ses propriétés bruxelloise et wallonne pour un retour depuis un an en terre flamande aux portes de la capitale. Une visite s’imposait alors que paraît Total, coffret gourmand résumant une carrière intense (lire la critique page 23).

Les mots sur les murs sont restés mais le sentiment urbain a foutu le camp. « L’autre jour, j’embarquais des amis en bagnole pour les ramener à Bruxelles et avant de monter sur l’autoroute, j’ai calé, je ne pouvais pas y aller. Je leur ai appelé un taxi. Je suis arrivé ici parce que j’avais besoin d’autre chose que de la ville. » Quelques jours auparavant, au téléphone, Daan lâchait comme ça que sa dernière nuit avait été passée « avec deux étudiantes en philosophie »:lecture de Kant ou acrobaties moins verbales, le musicien se sent ces temps-ci en Alexandre le bienheureux. Oui, le buddy film français de 1968 où Philippe Noiret campe un paysan qui se met activement à ne rien faire. Clairement pas l’objectif de Daan Stuyven, qui fume autant qu’il ne bosse: à voir l’occupation des cendriers un peu partout dans sa vaste ferme brabançonne, ce célibataire n’aime pas le repos. « Après les quelques dates actuelles, j’ai décidé de prendre deux mois de congé. Et je me demande ce que je vais bien pouvoir faire. » Un ange angoissé passe et Daan fait alors son fameux sourire-grimace-de-Jack-Nicholson-dans-Shining.

La Crise, chanson qui se trouve sur Le Franc Belge,a amené une controverse en Grèce où certains ont pensé que tu te moquais de la déconfiture économique du pays, exact?

Pas tout à fait: un type qui venait d’être viré de la radio nationale a boosté la chanson sur le Net et j’ai reçu pas mal de messages d’encouragement de citoyens grecs. La presse flamande a détourné les quelques commentaires négatifs et en a fait une affaire… Je ne me considère pas comme un chanteur politique mais peut-être social. On continue à me dire que je ferais mieux d’écrire une belle mélodie et chanter que ma copine ne m’aime pas suffisamment. Cela me rend dingue. Dans cette période de droite et très libérale, c’est eux qui s’attaquent à la culture, justement parce qu’on a une expression que ne peuvent plus se permettre les médias ou les radios.

La N-VA!

Ils attaquent la culture de façon budgétaire ou veulent changer les quotas flamands à la radio, mais sorry, il n’y a pas suffisamment de qualité flamande pour un morceau sur trois! Quand tu reçois l’attention des gens, je pense qu’il faut presque rendre quelque chose à ces 30 000 personnes qui ont acheté ton disque: ce serait dommage de juste parler de ton ex. Et décadent de ne pas attaquer quelques injustices ou absurdités. Ce sont de magnifiques années pour la culture parce que le besoin de celle-ci est encore dix fois plus important. On ne vit pas pour s’engueuler ou être déprimé et agressif l’un avec l’autre, on vit parce que la culture est signe d’une belle société. On travaille pour créer de la beauté, du plaisir et de l’émotion: c’est bizarre de vouloir éradiquer tout cela.

Ton père était peintre, où était la politique chez les Stuyven?

Amada (groupe d’extrême-gauche, tendance maoïste) (1) faisait ses réunions dans l’atelier de mon père dont les tableaux étaient très engagés, souvent politiques: il m’expliquait le message, et je trouvais cela normal. J’ai toujours compris que la culture devait se reconnecter avec le contexte social: il ne faut pas qu’être artiste soit uniquement un métier narcissique, il l’est déjà assez comme cela.

En juin 2011, tu composais Jouw land is niet mijn land, chanson anti-De Wever: on a l’impression que cela a donné, en Flandre en tout cas, une image de toi de « trublion »,mot gentil pour fouteur de merde…

(rires) Oui, peut-être. En mai 2014, on m’a d’ailleurs accordé le Prix Achille Van Acker (2): à sa mort, il a laissé un fonds pour les gens du culturel qui s’engagent, généralement de grands peintres et écrivains belges (sourire). A côté de la boue qu’on reçoit, c’est touchant et agréable… Mais il y a aussi des supporters de la N-VA qui viennent me voir en disant qu’ils ne s’intéressent pas à mes idées politiques tout en aimant bien mes chansons. Sont sportifs parfois…

Au rayon des réactions inattendues, il y a aussi l’affaire de Daan bourré sur scène, en août 2013 à Anvers, déserté par son groupe pendant le concert…

Oui, cela a été exagéré cent fois. Le groupe trouvait que je ne jouais pas suffisamment précis, mais cela allait encore. Quand le patron se comporte mal, les ouvriers ont le droit de se révolter (sourire). C’est un lien avec des amis que je ne veux pas perdre, des gens qui excellent dans leur instrument alors que moi, je suis mauvais guitariste, et pianiste comme un flic qui dresse un procès-verbal.

Tu te sens comment dans ce genre de moment?

J’ai coupé mon téléphone, pas regardé Internet et suis allé nager dans un lac avec de bons amis, qui ne m’en ont pas trop parlé…

Etre bourré, prendre des drogues, être destructuré, cela t’aide à écrire de meilleures chansons?

Cela aide à atteindre un degré de fiction et de fantaisie, à créer des courts-circuits qui sont très intéressants, à faire des métaphores, des associations. Je suis quelqu’un avec un sérieux inné: quand tu es à la base assez timide, cela t’aide à perdre tes inhibitions. Dans la création, se péter la gueule peut être intéressant. Neverland, morceaux de neuf minutes avec 17 strophes, écrit entre quatre et six heures du matin, en une fois, tu ne le fais pas tranquillement après deux cafés au petit-déjeuner. Je n’ai pas honte de me donner cette liberté, faut juste bien la gérer…

Le lettrage, la typo, non seulement font partie de la façon dont tu titres et mets en page tes disques, mais physiquement, ils sont dans ta vie: aux murs, ici comme dans tes autres lieux de vie auparavant. D’où vient cette obsession?

J’ai toujours été obsédé par les langues et le poids des mots, et comme j’ai une sensibilité de graphiste -mon premier métier-, je suis obsédé par la beauté physique des mots, pas seulement par leur sens. J’adore iconiser les mots: Total par exemple, qui n’est pas lié à une certaine langue. J’aurais dû l’appeler Half parce que je compte en faire un autre dans quinze ans.

On est dans un conservatisme politique de la N-VA et en même temps des Flamands comme toi, Isolde Lasoen, Patrick Riguelle ou Lara Leliane chantent en français. Pourquoi?

Il y a un peu une contre-réaction: il ne faut jamais enfermer les musiciens, les borner à un rôle. C’est aussi une question d’amour et d’ouverture, c’est une réaction saine et de curiosité. La Flandre c’est petit, tu sais la traverser à vélo. J’ai fait une série de dix émissions de musique française pour Radio Een le dimanche soir, heure innocente où l’on peut davantage se permettre. Je crois que la moitié des disques que je possède sont en français. Il y avait déjà du Brassens chez mes parents et puis les deux mères de mes enfants m’ont fait beaucoup découvrir: il y a une autre culture d’écoute par rapport aux textes. Et les mélodies sont différentes, à mi-chemin de l’Italie, elle, très baroque.

Il y a aussi une poignée de chansons flamandes dans le box, notamment De lichtjes van de Schelde de Bobbejaan Schoepen (1925-2010), le plus mythique des chanteurs flamands!

C’était un peu une manière d’achever ce que l’on avait fait avec Dead Man Ray: il fallait que je rééenregistre son plus grand hit, celui que j’avais chanté à son enterrement. Un moment assez intense. Et puis il y a le magnifique Je liegt, Tu mens, de Will Tura qui, en Flandre, est connu comme le beau-fils idéal, une sorte d’Adamo toujours resté gentil sauf dans ce morceau très noir. Mais pour être un héros populaire de ce genre-là, il faut donner un message très simple pendant 50 ans et taper sur le même clou. Plutôt le visser, gentiment.

Tu es vraiment gentil toi, Daan?

Je porte mon flingue mais je ne l’utilise jamais (rires).

L’amour est forcément abordé de multiples façons dans ce box. L’une via la reprise d’un morceau de Dylan, Is Your Love In Vain, daté de la fin des années 70, alors qu’il est en pleine procédure de divorce de sa femme Sara…

Il y a deux façons d’interpréter le morceau: il peut parler à son ex-femme mais aussi à Dieu, comme s’il voulait savoir si Dieu l’aime vraiment. Je me reconnais complètement dans les paroles: comment et pourquoi tu m’aimes? Est-ce que tu m’aimes pour les bonnes raisons? La question est universelle. Y compris l’amour pour soi-même.

L’amour pour toi-même?

Je me pardonne assez facilement (rires).

Tu te considères comme un libertin?

A 100 % et c’est de pire en pire. Je ne crois pas être né comme cela mais je le suis devenu par nécessité. C’est très dur de trouver quelqu’un à 100 % compatible avec soi-même, peut-être aussi parce que j’ai trop de changements d’humeur, ou que je ne suis pas suffisamment stable. Etre honnête avec quelqu’un, c’est aussi lui montrer toutes les facettes de soi, sans se simplifier. C’est dommage de ne pas trouver un partenaire, c’est une déception. Par contre, j’ai plein d’amis et de copines. Mais il y a aussi tout ce qui est physique, le rapport avec les femmes (sourire): le libertinage n’est pas vraiment vendable, mais pour moi, cela reste le meilleur format.

Quel genre de père est Daan?

J’essaie de ne pas trop influencer mes deux enfants (une petite fille et un ado) et j’espère qu’ils vont s’en sortir. J’essaie aussi d’éviter que mes différentes vies ne se croisent: quand je suis avec eux, je suis avec eux. Mes parents m’ont désappris à croire dans le format du couple, ils se sont séparés juste quinze ans trop tard, à mes quinze ans (rires). Je sais le mal que cela peut faire!

Tu as écrit des chansons là-dessus?

(silence) Non et d’ailleurs, ce sont deux personnes magnifiques. Je crois que l’éducation se fait un peu par elle-même. Je suis devenu ce que je suis plus par les moments durs et noirs que par les moments de bonheur: ce sont les passages difficiles qui m’ont aidé à définir ce que je voulais comme alternative de vie.

Tu habites une vaste et confortable maison, incluant ton studio: comment gères-tu ta réussite sociale?

J’ai vécu pendant dix ans avec des dettes et des huissiers, mais je n’étais pas inquiet parce que je savais que cela allait complètement s’arranger! Avant-hier, je jouais au whist ici, au village, on avait déjà fait 20 jeux et à chaque fois, je perdais. On me regardait l’air de dire: « Cela ne va pas très bien ». Et puis au 21e jeu, j’ai fait une « misère ouverte »,ma spécialité -ce serait d’ailleurs un bon titre de morceau-, et j’ai gagné énormément de points. Tout d’un coup, j’étais en tête.

Tu es optimiste noir?

Oui, c’est un beau terme: j’embrasse le noir pour m’en sortir. Je crois dans la force de l’optimisme, je ne suis pas croyant au sens religieux mais si on croit suffisamment fort, les choses se font. Créer est une forme d’optimisme, il faut cela et du constructivisme derrière un morceau noir. Je suis assez mélancolique et fétichiste du passé: ici, pour la première fois depuis 25 ans, j’ai réussi à rassembler tous mes artefacts, tous mes meubles. J’ai toujours tout, c’est obsessionnel.

Cela te rassure?

Quand je regarde avec amour les choses du passé, je peux appliquer cet amour à ce que je vis maintenant. Parce qu’alors, je crée des souvenirs en temps réel. Je me rends compte de la valeur nostalgique d’un moment, à l’instant même! Je peux vivre un beau moment et me dire: « Wow, ça, c’est un beau souvenir. » (rires)

Nord-sud, franco-flamand, romantico-vinaigre, il est où le Daan?

Je suis un Italo-Allemand, entre Bach et Moroder. Par mon goût pour les accords mineurs, les progressions, je pourrais être tchèque ou hongrois. Je ne suis clairement pas funky-noir: je vais davantage vers le romantisme des accords que la danse ou la transe. Il y a des morceaux intéressants dans tous les genres, c’est le message qui est important, le reste, c’est de l’habillage, de la production.

(1) ALLE MACHT AAN DE ARBEIDERS (TOUT LE POUVOIR AUX TRAVAILLEURS), PRÉCURSEUR DU PTB DANS LES ANNÉES 70.

(2) HOMME POLITIQUE SOCIALISTE FLAMAND (1898-1975), PREMIER MINISTRE À TROIS REPRISES DANS LES ANNÉES 40-50.

RENCONTRE ET PHOTOS Philippe Cornet

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