Le mois dernier, le Belge DJ ND terminait4edes championnats du monde de scratch. L’occasion d’un point sur une discipline en pleine remise en question.

C’était l’une des personnalités les plus emblématiques de sa discipline. Le 19 septembre dernier, Roc Raida disparaissait à l’âge de 37 ans. En cause: des complications après une série d’interventions chirurgicales. Le DJ avait été hospitalisé quelques temps plus tôt, suite à un accident survenu en pratiquant un art martial. Une acrobatie de trop pour celui qui s’est d’abord fait un nom grâce à ses prestations de haut vol aux platines, membre des fameux X-Ecutioners, as du scratch et du vinyle coupé en 4.

C’est un nouveau coup dur pour la discipline. Mais y a-t-il encore quelqu’un pour s’intéresser à cet art-là? Celui qui consiste à se contenter de 2 tourne-disques, une table de mixage et une caisse de 33 tours, pour créer de nouveaux sons, voire une nouvelle musique? Grazzhoppa est l’un des plus éminents représentants du Royaume, leader d’un big band composé d’une douzaine d’autres DJs. « Le scratch est encore une pratique extrêmement vivante! Avec les nouvelles technologies notamment, il continue d’évoluer tout le temps. Cela dit, c’est vrai que l’audience n’est peut-être plus la même qu’avant. Le nombre de compétitions entre Djs (battles) a tendance à diminuer par exemple. C’est toute une dimension sociale propre au phénomène qui s’estompe petit à petit. » Et puis, cela fait un temps maintenant que le scratch a disparu de la plupart des productions rap. Là où tout avait pourtant commencé…

C’était à la fin des années 70. Dans les décombres du Bronx, ravagé par la violence des gangs, les drogues et la misère sociale, naît le mouvement hip hop. Il y a la musique, la danse, le graffiti… le tout se cristallisant autour des bloc parties, ces fêtes de quartier, modelées sur les sound-systems jamaïcains. Les DJs sont alors les rois, chacun essayant de trouver l’enchaînement ou la technique qui va lui permettre de se démarquer de ses concurrents. Un jour, le jeune Theodore Livingston, connu plus tard sous le nom de Grand Wizard Theodore, monte un peu trop le volume de sa sono. Quand sa mère débarque en trombe dans sa chambre, il bloque sa platine avec la main. Pendant qu’elle lui hurle dessus, il fait glisser le vinyle – Jam On The Groove de Ralph McDonald – d’avant en arrière, machinalement. Et d’en faire sortir un drôle de bruit: le scratch est né. Encore merci, Mme Livingston… Quelques temps plus tard, Grandmaster Flash va être le premier à graver le fameux son sur disque. Le scratch n’est pas qu’un banal accident, une simple virgule dans la grammaire hip hop: il en devient alors une marque essentielle. En fait, très vite, le zigzag de l’aiguille sur le microsillon dépasse le statut de simple gimmick. C’est l’élément abstrait dans la réalité terriblement concrète des quartiers explosés du Bronx. Mieux: le son grésillant et nasillard du scratch, ce sont les ondes radios envoyées vers le ciel pour rentrer en contact avec une éventuelle présence extra-terrestre. On s’évade comme on peut… D’ailleurs, Herbie Hancock ne s’y trompe pas. Quand il pond Rockit, son improbable hit de 1983, il lui donne un côté complètement futuriste et robotique. Au centre du morceau, le scratching de D. ST, qui non seulement appuie la rythmique, mais apporte une contribution essentielle à la construction mélodique. Pour la première fois, le grand public fait connaissance avec le scratch. Et c’est tout de suite pour en constater les multiples possibilités.

Les pionniers du genre ne vont d’ailleurs pas se priver de les exploiter. Les battles entre DJs sont de toute façon là pour créer l’émulation. Rapidement, les techniques se font de plus en plus compliquées, les routines (séquences) de plus en plus sophistiquées. Certains en viennent même à mettre au point des systèmes de notations graphiques propres au scratch (comme le TTM de l’artiste John Carluccio, pour Turntablist transcription methodology). Petit à petit, le son percole d’autres genres musicaux que le rap, comme le rock, ou le metal. Plus fort encore: au sein de Rage Against The Machine, Tom Morello fait crisser sa guitare à la manière d’un scratch!

Problème: pendant que les DJs s’arc-boutaient sur leurs platines, concentrés sur leurs figures toujours plus complexes, les rappeurs en ont profité pour occuper le devant de la scène. Les rôles bientôt s’inversent. Au départ simples faire-valoir, les MC’s prennent désormais les commandes. On ne voit plus qu’eux. Du coup, les DJs sont relégués à l’arrière-plan, où ils commencent à cultiver une certaine orthodoxie hip hop.

En 95, une compilation comme The Return of the DJ redonne cependant de l’espoir aux maniaques des platines: oui, il est possible de sortir des disques uniquement composés de scratchs. On commence même à parler de turntablism. Ou tout l’art de faire tourner les tables… Avec ses stars, comme Mix Master Mike, DJ Shadow ou bien sûr Q-Bert, surnommé le « Jimi Hendrix des platines ». Des experts à la dextérité chirurgicale qui attirent un public de connaisseurs. Mais aussi de plus en plus limité…

à portée de clic

Lors des récents championnats du monde DMC – encore et toujours la principale compétition de DJ au monde, dont la dernière édition se déroulait à la mi-septembre à Londres -, le Belge DJ ND a terminé au pied du podium. « La discipline est devenue de plus en plus technique, c’est vrai. Le choix des sons utilisés a aussi évolué. Du coup, le scratch est peut-être devenu moins accessible pour les amateurs. Aujourd’hui, les compétitions attirent d’abord un public de DJs. » Terminer 4e d’une finale mondiale comme celle du DMC reste cependant une belle carte de visite. Qui peut vous faire jouer parfois très loin. « En Asie, par exemple, cela veut encore dire quelque chose. Les gens sont très friands de ça. » Et DJ ND de bientôt s’envoler pour 2 semaines en Chine…

« Malgré tout, le scratch est une discipline qui continue de se développer: grâce à de nouvelles techniques, de nouveaux courants, de nouvelles phases… » Odilon, professeur de scratch à Academix, l’école de DJing située à Bruxelles, confirme: « Quand le scratch a émergé, il y a eu un phénomène de mode qui est aujourd’hui passé. Mais à partir du moment où un scratch peut créer un rythme ou remplacer n’importe quel instrument, il a forcément sa place dans la musique. »

Une chose est certaine: le scratch, tel qu’on l’a connu jusqu’ici, est en train de disparaître. Ou en tout cas de changer de visage. Et une fois encore, c’est la révolution Internet qui est venue bouleverser les habitudes. Plus besoin par exemple de passer des heures chez les disquaires à traquer la perle rare. Tout est disponible, à portée de clic. Odilon: « Je remarque en effet qu’entre les gens de ma génération et les élèves que je peux avoir au cours, la notion de collection a petit à petit disparu. » Mais il y a plus fondamental. Lors des compétitions individuelles du DMC, l’utilisation de disques reste obligatoire. Mais c’est bien l’un des derniers endroits à rester fidèle au vinyle. Ailleurs, hormis les puristes, la plupart des DJs ont cédé à la dématérialisation de la musique. Symbolique: pour l’une de ses récentes campagnes de pub, le logiciel de DJing Traktor s’est octroyé les services de… Grandmaster Flash! « L’autre standard, explique DJ ND, c’est le Serato, un software qui « envoie » le son digital sur des platines classiques. «  Une sorte de compromis qui permet au DJ de ne plus s’encombrer de valises de vinyles, tout en conservant l’aspect tactile de sa discipline. « Même si cela ne remplacera jamais la pratique sur un vrai disque… »

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Texte Laurent Hoebrechts

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