Serge Coosemans

Le deejay en sourdine, ce descendant du pianiste de bar d’hôtel

Serge Coosemans Chroniqueur

Au restaurant devant un tout bon burger, Serge Coosemans a d’abord plaint le pauvre deejay d’ambiance. Avant de s’interroger sur le conditionnement de sa compassion et la légitimité de statut de dieu de l’Olympe des pousseurs de disques. Sortie de route, S03E02.

En soulevant, vendredi soir, la question de l’existence d’une cellule de soutien psychologique pour les deejays de l’Amour Fou, j’en suis arrivé à m’interroger sur le rapport biaisé (partagé par pas mal de monde) à la culture des loisirs en général et aux pousseurs de disque en particulier. L’Amour Fou est un bar-resto ixellois dont je suis dingue love. Cocktails déments, hamburgers divins, frites mirobolantes, bons couillons de qui rire aux tables (on y a croisé Eric Russon un soir), c’est comme un équivalent de jardin zen et il est bien connu que dans tout jardin zen, il y a une incongruité voulue, rappelant que la perfection n’est pas de ce monde. À l’Amour Fou en l’occurrence, le week-end, la place réservée au deejay abominablement ingrate. Ou l’est-elle vraiment? Le pauvret y joue en sourdine, à côté de la porte d’entrée, en plein courant d’air. Personne ne le regarde, personne ne danse, on ne l’entend même pas forcément. Il y a ce côté triste voire sordide du pianiste de bar d’hôtel, qui n’est là au fond que pour décorer et pour incarner le désir de branchitude du propriétaire des lieux et d’une partie du public. Un trophée de chasse, en d’autres termes. Cette observation m’a donné envie de parler ici de cet aspect VDM du métier de deejay, de ces soirs banals où il ne se passe rien, de la grande solitude que l’on peut ressentir à jouer des disques pour un public qui s’en fout et n’est pas mis en condition pour ne pas s’en foutre. Croyez-moi, c’est une expérience très pénible où chaque seconde semble durer 1000 ans.

À la pêche aux anecdotes, j’ai parcouru la littérature spécialisée, le Net, les magazines. Bernique, je n’ai pas trouvé grand-chose qui reconnaisse cet aspect du métier, sinon dans la bande dessinée autobiographique à tendance comique. Luz raconte par exemple dans Faire danser les filles avoir musicalement animé une soirée où « seulement 7 personnes dansaient ». « À part les couilles aux gens, je n’ai rien cassé », reconnaît-il. Dans Lock Groove Comix, son ami Jean-Claude Menu ricane quant à lui de sa propre intransigeance grunge et punk, racontant sa mauvaise humeur quand il joue pour un public consterné par ses choix musicaux. Je suis très étonné qu’il n’existe pas plus de récits reconnaissant ces côtés ingrats et peu reluisants du secteur d’activité. On ne compte plus les sites où les deejays sont moqués quand ils prennent la pose ou prétendent jouer sur des machines même pas branchées, sans parler de ces magazines spécialisés qui se font un plaisir régulier de rapporter les caprices de Castafiore de certains gros pousseurs de disques. Dernièrement, l’été à Ibiza visiblement très éthylique et chaud du slip de Richie Hawtin/Plastikman a ainsi autant consterné que bien fait gondoler. En fait, il y a un storytelling biaisé qui veut que soit le deejay est un gros plouc sans goût ni talent, soit un demi-dieu de l’Olympe. Quand il se contente d’être un bonhomme engagé pour une tâche ennuyeuse et laborieuse, c’est zappé de l’imaginaire collectif et cela me semble assez révélateur d’une certaine sacralisation du métier qui impose d’en ignorer la potentielle banalité.

Que le côté banal puisse choquer ou déranger atteste sans doute du fait que l’on a été bien conditionnés par la démesure deejay des nineties, par cette culture house et techno qui ont fait de ces types des héros modernes. Je n’entends pas ici qu’aucun deejay, même de bar, ne mérite sa place dans l’Olympe, surtout quand il trimballe sous ses coudes une réelle expertise musicale mais aussi humaine plutôt que des playlists décalquées du Web et des collections trop entendues. C’est le concept du deejay dans un restaurant (ou dans un magasin de jeans) qui prête à sourire, surtout que dans ces cas-là, les gugusses se montrent trop souvent conceptuels ou saoulent avec de l’easy-listening et du lounge. Or, n’est-ce pas justement ce qui a tué le métier de pianiste de bar, tiens, les reprises qui goûtent la soupe et les sélections dignes d’une salle d’attente de dentiste?

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