POUR WINTER’S BONE, LA CINÉASTE A PLANTÉ SA CAMÉRA DANS LES MONTS OZARK, QUI OFFRENT LEUR CADRE SAUVAGE À UN DRAME TENDU. BIENVENUE DANS UN MONDE HANTÉ…

C’est le genre de film qui laisse une empreinte indélébile sur le spectateur. L’expression d’un regard aussi singulier qu’aiguisé, et un drame humain suffocant où affleure une autre réalité américaine, cernée dans les contreforts montagneux du Missouri, les Ozark. Un film, aussi, comme l’on aimerait que le cinéma indépendant « made in USA » en produise plus souvent. Du reste nous arrive-t-il multi-primé, de Sundance à Deauville, moisson qui n’est peut-être pas terminée d’ailleurs.

Derrière Winter’s Bone, Debra Granik, une cinéaste originaire du Massachusetts, et ayant étudié à New York, qui signe là son second long métrage, après Down to the Bone. Ce qui l’a amenée dans les Ozark, c’est le roman éponyme de Daniel Woodrell, un récit s’enfonçant dans une contrée guère hospitalière sur les pas de Ree Dolly, jeune fille lancée à la recherche de son père, disparu dans des circonstances à l’image de son existence, troubles. « La simple lecture de Winter’s Bone était déjà une expérience très chargée, explique-t-elle, alors qu’on la rencontre dans un hôtel branché de Londres. Le livre de Daniel Woodrell compilait diverses questions sur ce qui est susceptible de donner aux gens une force toute particulière. Et sa structure était captivante, avec un élément fictionnel tenant à la résolution d’un mystère, et un autre, émotionnel, tenant au destin d’un individu par lequel on se sent concerné. A quoi s’ajoutait une écriture particulièrement cinématique propice à une adaptation à l’écran. « 

Des éléments objectifs auxquels viendra s’en greffer un autre, le désir de se frotter à un environnement qui ne lui était guère familier, Granik se définissant volontiers comme un pur produit de la classe moyenne aisée de la côte Est. Cap donc sur le sud-ouest du Missouri, et une Amérique rurale au quotidien diamétralement opposé au sien -une affaire de subsistance plutôt que de confort, s’il fallait circonscrire le contraste en une expression. « Dans un pays où presque tout le monde obtient sa nourriture suite à un enchaînement très précis de circonstances, incluant des précautions sanitaires et l’accès à un supermarché, savoir qu’un pan entier de la population survit encore dans une très large mesure de la terre et de la chasse, et voir ce qu’était leur relation à leur environnement a eu un impact considérable sur moi », relève-t-elle. Avant de préciser: « Si j’avais beaucoup de questions à poser aux habitants de la région, ils n’en avaient pas moins sur mon mode de vie, et sur mes motivations. « 

A l’abri du folklore

Winter’s Bone tire, en effet, une partie de sa force de l’exceptionnel sentiment d’authenticité qui s’en dégage. Un plan, à peine, suffit à inscrire le film dans un horizon dont le réalisme ne se démentira pas par la suite. Le fruit, bien sûr, d’un travail de longue haleine qui a vu la réalisatrice et son équipe s’imprégner, des mois durant, de la vérité locale. « La confiance s’est construite graduellement », raconte encore Debra Granik, qui a eu recours aux services d’un guide pour la piloter au sein d’une communauté peu encline, à l’évidence, à s’ouvrir au premier venu. « Ce guide nous montrait les richesses naturelles de sa région, mais aussi où pourraient se trouver les maisons des différents protagonistes. Il demandait aux habitants s’ils seraient disposés à nous rencontrer. On les invitait à lire le roman, avant de leur expliquer comment nous envisagions de le traiter, et quelle serait leur implication. Grâce à ce dialogue continu, des liens ont commencé à se nouer, et ils se sont beaucoup investis. Ils nous ont invités chez eux, et nous ont fait profiter de leur expertise au quotidien. On nous a appris comment découper du bois à la hache, manier une arme à feu ou faire un feu de bois, toutes choses qui ont constitué un apport irremplaçable, et une expérience très forte. »

Avec, au bout du compte, une légitime satisfaction réciproque, le film de Debra Granik embrassant avec justesse un mode de vie répondant à des impératifs spécifiques. « Alors que les Etats-Unis sont suffoqués par une batterie de mythes voulant que l’accumulation matérielle donne son sens à la vie, les Ozark n’ont pas souscrit à cette mentalité et au mythe de l’opulence obligatoire. Les gens y considèrent que la vie en vaut la peine si elle est supportable. » En découle une peinture contrastée, évitant la caricature comme la complaisance -c’est là un monde âpre, en effet, avec sa beauté, et ses fêlures, comme celles provoquées par les ravages de drogues synthétiques façon Meth, menace bien réelle appréhendée sobrement. Seule concession au folklore, ou pouvant apparaître comme telle, le son d’un banjo qui, associé à cet environnement, évoque irrésistiblement le Deliverance de John Boorman. « C’est vrai, et nous nous étions jurés qu’il n’y en aurait pas, sourit Debra Granik. Mais voilà, chaque fois qu’on nous invitait à venir écouter de la musique, il y avait invariablement du banjo. Ne pas en mettre aurait constitué une erreur par omission. Cette musique est tellement belle qu’elle apporte un contrepoint lyrique au côté désolé et dévastateur des choses. Elle constitue une sorte d’appoint spirituel. » Et traduit d’ailleurs à merveille l’ambivalence des humeurs à l’£uvre dans ce monde hanté.

Du côté de Rosetta

Si Winter’s Bone laisse une marque aussi profonde, il le doit aussi à son personnage central, Ree Dolly. Soit une jeune fille dont rien ne semble pouvoir entamer la détermination, et que l’on suit pas à pas, alors qu’elle s’engage corps et âme dans une traque effrénée dont dépend la survie de sa famille. Il y a de la Rosetta en Ree, influence que Debra Granik reconnaît bien volontiers. « Ils sont une inspiration majeure », observe-t-elle à propos des frères Dardenne. Quant à Jennifer Lawrence, que l’on avait vue auparavant dans The Burning Plain, son talent embrase ici l’écran, la jeune actrice donnant à ce combat toute sa mesure, au-delà de la ténacité même. « Je savais qu’il s’agirait d’un film très difficile et intense. Jennifer s’est dévouée sans réserves. »

Partant, c’est là un extraordinaire portrait de (jeune) femme, au c£ur d’un film détonnant quelque peu dans la production américaine. « Aux Etats-Unis, les frères Dardenne en seraient toujours à travailler sur leur premier film, grince la réalisatrice -allusion à un système qui privilégie les formules à succès, et des histoires toujours bâties sur un moule voisin. Nous avons connu 2 périodes, formidables, où notre cinéma s’est intéressé à la vie des Américains ordinaires. Ce fut le cas de John Ford, qui se sentait concerné par le sort de ceux qui étaient frappés de plein fouet par la crise économique, et ce souci s’est retrouvé dans les films des années 70.Mais lorsque mes pairs et moi avons débuté, cet intérêt était à nouveau fort ténu. » Voire, cependant: avec des cinéastes de sa trempe, tout espoir n’est peut-être pas perdu…

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À LONDRES

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