Du sympho-rock de Wallace Collection à la machine dansante de 2 many DJ’s: le patrimoine national se conjugue en dix albums majeurs. Qui racontent aussi l’évolution du studio d’enregistrement… Septième et dernier épisode de notre série d’été sur le rock made in Belgium.

Dix albums qui comptent, liste forcément restrictive où l’on aurait pu aussi caler le premier Ferre Grignard et ses gémissements blues du Mississippi à l’Escaut (1966), le clairvoyant Swimming des Names produit par Martin « Joy Division » Hannett (1982). Ou cette splendeur des anversois de DAAU – Life Transmission -, album fourmillant qui fait déborder le rock de son cours naturel (2001). Au début d’ailleurs, le processus d’enregistrement des albums rock en Belgique doit se plier à la technique de l’époque: rudimentaire! Quarante ans avant le barda numérique, on ne fait pas du tout d’albums dans sa chambre avec les pistes infinies du Pro Tools (1). Dans les années soixante, le studio d’enregistrement est un antre sacré, régi par des codes précis et une hiérarchie assez stricte entre producteur et ingénieur du son. Exemple numéro 1 avec le Wallace Collection qui classe son séminal Laughing Cavalier dans notre Top 10. Signé par la maison mère d’EMI à Londres, le groupe belge enregistre, en janvier 1969, dans les glorieux studios d’Abbey Road. « Chacun restait sur son domaine, respectueusement, explique Sylvain Van Holmen, fondateur du groupe et co-auteur de Daydream, LE tube des Wallace. Geoff Emerick, l’ingénieur du son, venait d’enregistrer les Beatles avec George Martin et était donc au-dessus de tout soupçon. Le producteur David Mackay orchestrait qui faisait quoi et à quel moment car on n’avait que quatre pistes d’enregistrement à l’époque – huit avec les prémixages -, chaque phase devant être calculée précisément puisqu’il n’y avait pas moyen de faire marche arrière une fois que le mix intermédiaire était fait! L’enregistrement n’a pas duré une semaine, tellement on était prêt! A l’époque, il y avait beaucoup moins d’effets disponibles, les ingénieurs devaient prendre des décisions dès le début des enregistrements: quelle réverb, quel niveau, quel filtrage choisir? »

ARNO, C’EST THE REAL THING

Le studio d’enregistrement est autant une philosophie qu’une armada technologique comme l’illustre l’aventure sonique de TC Matic, dont le Choco est sélectionné dans nos meilleurs. Le groupe ostendais doit beaucoup à Jean-Marie Aerts: ce guitariste hors-pair qui cosigne la plupart des classiques de TC Matic avec Arno, est aussi un producteur autodidacte inspiré. C’est lui qui amène le blues salé d’Arno à l’ICP.  » On a enregistré notre premier disque, un double single, à Londres, simplement parce qu’en Belgique, à l’époque, 1979, il n’y a avait pas de studio avec un esprit rock où on pouvait se permettre de mettre le son fort! Et puis un jour, j’ai reçu un coup de fil d’un certain John Hastry. » Citoyen de Brooklyn installé à Bruxelles, Hastry a été guitariste chez les hardeux Doctor Downtrip, faisant le même constat d’impasse sonore pour le rock local. A Ixelles, dans le vaste espace d’une ancienne manufacture, il installe ce qui va vite devenir un lieu de référence, l’ICP Recording Studios. Fin 1979, le complexe ouvre avec un 24 pistes performant et un environnement pensé pour les musiciens: des bars aux amplis, des micros au catering.  » Tout est fait pour qu’on ait envie d’y travailler, l’ICP c’est ma maison » , explique Aerts qui y produira tous les albums de TC Matic, à l’exception du dernier, enregistré à l’ICP mais mixé à Paris. Généralement d’une discrétion absolue avec la presse, Hastry se souvient:  » En 1982, coup sur coup, on a eu, en plus des Stranglers, TC Matic et Bashung: un quart de siècle plus tard, leurs disques sonnent toujours de façon super. Il n’y a pas de secret de studio: Bashung ou Arno (Ndlr, qui enregistre toujours à l’ICP) , c’est le real thing ! » Les clients de l’ICP – de Noir Désir au Cure – craquent autant pour le service irréprochable que pour la caverne d’instruments vintage. On y trouve une armée d’amplis à lampes, orgues Hammond, piano Fender Rhodes ou batteries fifties. Pas besoin de location extérieure, le buffet de la mémoire du rock est sur place. L’ICP compte désormais quatre studios, une piscine et divers appartements (www.icpstudios.com) et est dans le Top européen. Hastry n’est pas dupe de la surenchère en matière d’équipement. « Au fur et à mesure que la technologie avance, on me demande des batteries des années 50 ou des amplis Marshall de 1965, à lampes. Regardez le DX7, un synthé qui jouait les parties de cordes: il a été à la mode deux ou trois ans, et puis poubelle… Le Pro Tools, c’est à la fois bien et mal parce qu’il peut corriger toutes les fautes de voix et d’instruments. »

MAN-MACHINE?

Le studio est donc un organisme vivant. Patrick Codenys de Front 242 explique comment, influencé par l’architecture et le sound-design du cinéma, la formation électronique a concocté son classique Front By Front hors de toute formule existante:  » On a toujours investi dans du matériel plutôt que dans des heures de studio traditionnel: dès le début, on a acheté des machines qui avaient leur processus d’enregistrement, des quatre pistes, puis des huit pistes. Jusqu’en 1985 environ, il n’était pas possible de mettre les sons de nos instruments électroniques en mémoire qui, du coup, étaient limités et volatiles… L’album Front By Front , daté de 1988, a quand même bénéficié d’un traitement en seize pistes: sa sonorité froide, agressive, calée dans les mediums, provient de l’usage du DX7, l’un des premiers synthés digitaux. Le son, qui contient aussi des maladresses, pouvait sembler être une hérésie à l’époque mais le disque a été classé par Billboard (Ndlr, bible de la presse musicale américaine) parmi les 500 albums les plus originaux de tous les temps… ». Front 242 a enregistré la quasi-totalité de sa discographie dans le studio de Daniel B – le quatrième membre du groupe, qui mixe depuis la salle – dans un bled du Brabant flamand.  » A une nouvelle technologie correspond une nouvelle musique » , conclut Patrick. Qui raconte comment les vieilles bandes d’enregistrement Ampex finissent par coller avec le temps et deviennent inutilisables:  » On a trouvé une firme spécialisée à Paris qui les place dans une sorte de four à pizza pendant une journée. Après ce traitement, on peut les réutiliser une ou deux fois, le temps de les recopier sur un support actuel.  » La musique sauvée par la pizza, fallait y penser.

(1) Station de travail digitale d’enregistrement et de mixage des sons qui permet de multiplier le nombre de pistes « à l’infini », de corriger les sons (et les chanteurs qui chantent faux), de faire du copier-coller, etc.

TEXTE philippe cornet

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