EN OUVERTURE DU 32E FESTIVAL ANIMA, PINOCCHIO REPOSE L’ÉTERNELLE QUESTION DU PASSAGE D’UN MÉDIUM À UN AUTRE: COMMENT RÉUSSIR UNE BONNE ADAPTATION? TENTATIVES DE RÉPONSES EN COMPAGNIE DE LORENZO MATTOTTI, CONCEPTEUR DES DÉCORS ET DES PERSONNAGES DU FILM D’ENZO D’ALÒ.

Asura, Berserk et Selkirk, le véritable Robinson Crusoé en sélection officielle des longs métrages, Ernest et Célestine et Le jour des corneilles au rayon des reprises, Persepolis du côté des rétrospectives: à l’instar d’une tendance massive du cinéma dit traditionnel, le Festival Anima millésime 2013 semble résolument placé sous le signe de l’adaptation. Ajoutez à cela qu’Arthur de Pins, qui sera présent pour une prometteuse bataille graphique, travaille à la transposition de sa trilogie BD La marche du crabe pour le cinéma. Quant à Bruno Seznec, il viendra à Flagey dans le cadre des journées professionnelles Futuranima parler de son boulot de mixeur sur le très attendu Aya de Yopougon, long métrage co-réalisé par Marguerite Abouet et Clément Oubrerie d’après leurs albums à succès.

On le voit, entre littérature et bande dessinée d’un côté et animation de l’autre, il est permis de parler d’union sacrée, mais le véritable événement de ce 32e Anima, c’est bien sûr la présentation en ouverture du Pinocchio d’Enzo d’Alò (La mouette et le chat). Signées sous la forme d’un feuilleton à la fin du XIXe siècle par le journaliste et écrivain toscan Carlo Collodi, les aventures du pantin de bois avaient inspiré au tout début des années 90 à Lorenzo Mattotti, virtuose italien excellant aussi bien en illustration qu’en peinture ou en bande dessinée, un récit illustré pour la jeunesse. C’est sur foi de ce livre au souffle flamboyant qu’Enzo d’Alò l’a débauché pour donner vie une nouvelle fois aux personnages et à l’univers de Collodi sur grand écran.

Joint au téléphone depuis son atelier parisien, Mattotti s’explique sur son implication, accent chantant lombard en option: « Pinocchio est un personnage qui m’accompagne aujourd’hui depuis plus de 20 ans. Qui m’accompagne ou me poursuit, devrais-je plutôt dire. Je m’en suis d’abord approché pour les besoins d’une exposition, qui a débouché sur un livre pour enfants, en couleur. Puis un éditeur m’a demandé d’en faire une version plus adulte, et j’ai fait des dessins très noirs, avant qu’Enzo d’Alò me demande de participer à son projet. C’est un peu comme une oeuvre perpétuellement en cours, jamais tout à fait conclue.  »

Soit la nature même de la marionnette imaginée par Carlo Collodi, laquelle ne s’affranchit pas seulement, pour le meilleur et pour le pire, du giron paternaliste de Geppetto, le menuisier: elle échappe aussi à l’auteur italien en ceci que son texte laisse libre cours à d’infinies interprétations visuelles. C’est tout le sens de la fable: l’histoire d’une invention qui, en prenant vie, s’émancipe des codes présidant aux conditions qui l’ont vu naître, et se soustrait toujours un peu plus à son créateur. Ainsi d’ailleurs aujourd’hui du film d’Enzo d’Alò, oeuvre d’une cohérence graphique et narrative sans faille traversée d’élans de liberté, et de béances à remplir à grandes pelletées d’imaginaire qui lui garantissent une vie propre, aux infinis possibles, dans la tête de chacun des spectateurs.

Chef de chantier

Pinocchio, une oeuvre sans cesse à réinventer? C’est en tout cas ce que semble indiquer la liste interminable d’artistes ayant tenté de s’approprier graphiquement le roman picaresque de Collodi. « Au début des années 90, c’était très intimidant pour moi de m’attaquer à l’oeuvre de Collodi. Vous savez, en Italie, Pinocchio, c’est un peu comme la Bible (rire). Et il serait illusoire de penser que vous pouvez vous libérer du poids de toute la tradition qui s’en est déjà emparée. J’ai consulté le travail de ceux qui avaient dessiné Pinocchio avant moi. Certains m’ont influencé pour résoudre des problèmes. Je voulais faire un livre pour la jeunesse, quelque chose d’assez classique au départ. Avec le temps, j’ai pris de plus en plus de libertés, je me suis affranchi de la prison de l’illustrateur. Ca m’intéresse beaucoup cette idée de se confronter à un classique à la manière d’un laboratoire, sur la durée, de manière jamais définitive, en revenant dessus, en faisant évoluer l’univers visuel… C’est ça la richesse des grands classiques, ils vous échappent toujours un peu, vous n’en saisissez jamais tout à fait l’essence, vous pouvez cavaler derrière eux toute une vie. Pour revenir au film, Enzo d’Alò a par exemple choisi d’approfondir la relation entre père et fils, de lui donner un côté très méditerranéen, très ensoleillé, et c’est une facette de Pinocchio en effet, mais il y en a d’autres à explorer. Cette idée de chantier permanent autour d’un classique, je trouve que c’est quelque chose d’enrichissant pour l’imaginaire du jeune lecteur: rien n’est figé, tout peut encore évoluer dans son esprit. C’est l’idée d’une oeuvre ouverte, jamais terminée, en constante métamorphose.  »

Une démarche avec laquelle Lorenzo Mattotti est loin d’être étranger lui qui, au mitan des années 70, faisait son entrée dans le monde de la bande dessinée avec une relecture très libre et fantaisiste d’Alice au pays des merveilles. Et qui, plus tard, s’attaquera notamment aux personnages de Hansel et Gretel, de Docteur Jekyll et Mister Hyde, ou encore à une oeuvre comme La divine comédie. « C’est la garantie de travailler avec de bonnes histoires (rire) mais c’est surtout une façon de tester sa capacité à s’approprier graphiquement des univers très forts et très variés.  »

De la page à l’écran

S’agissant de Pinocchio, les choses vont plus loin, cependant, puisqu’à la demande d’Enzo d’Alò, et sur base de ses travaux passés, il conçoit les décors et les personnages du film présenté aujourd’hui en ouverture du Festival Anima (sortie officielle le 27 mars), récit mené sans surprise majeure, certes, mais véritable enchantement visuel qui doit beaucoup à la palette de couleurs chatoyantes du sieur Mattotti. Lequel ne cache toutefois pas une certaine frustration ayant découlé de cet effort tout sauf solitaire au service d’un 7e art singulièrement contraignant sans doute pour un maître dessinateur dont la puissance d’évocation graphique, virevoltante, puise aussi bien du côté de l’architecture, qu’il a étudiée, que du futurisme italien ou de l’expressionnisme. « J’ai eu beaucoup de latitude pour inventer les paysages, les personnages… Mais la médiation vers le film d’animation impose énormément de contraintes. Quand je fais de l’illustration, il s’agit d’images fixes où je peux contrôler chaque détail. Je peux mettre des ombres, de la lumière comme je veux, je peux jouer avec l’abstraction. Il peut y avoir des ruptures franches dans le style. Je suis plus libre, moins engoncé. S’agissant d’un film d’animation, c’est très différent. Il faut imaginer des personnages en mouvement, tridimensionnels, cohérents entre eux. Leurs proportions ne peuvent pas changer. Il faut penser à des paysages acceptables, à ce qui vient après, à ce qui est venu avant. Il faut tendre vers une certaine harmonie dans la durée, dans la continuité. Ça implique beaucoup de simplifications, de choix à poser, de directives précises qui émanent du réalisateur aussi…  »

Concrètement, l’univers visuel du film se caractérise par une tension permanente entre des décors figés, comme autant de tableaux, de toiles peintes, où l’on sent beaucoup le trait, le dessin, et des personnages à contrario constamment en mouvement mais à l’esthétique plus lisse, plus numérique. Pour une intégration des uns dans les autres plutôt réussie. « Tout a été retouché à l’ordinateur, même mes dessins, mes décors. Le gros problème avec les personnages, c’est qu’ils ne peuvent pas avoir la même matière que le fond parce que ça aurait été très compliqué à gérer. Quand un personnage bouge, il faut que la matière le suive, d’où la nécessité qu’il soit plus lisse, plus élastique.  »

Pas à sa première expérience dans le domaine -il avait réalisé un segment du film collectif Peur(s) du noir-, le dessinateur italien confie qu’entre un livre de voyage sur le Vietnam et un roman graphique de plus de 300 pages qu’il peine à clôturer, il commence en fait aujourd’hui à s’atteler à son propre projet, ambitieux, de film d’animation. Tout en restant fidèle au credo qui le lie inexorablement au pantin de bois imaginé par Carlo Collodi: « Je me retourne constamment vers mes anciens travaux, il y a toujours quelque chose que j’ai envie de reprendre, de retoucher. C’est ça la beauté de dessiner: on peut toujours se plonger dans notre passé et découvrir de nouvelles choses qui vont nous influencer pour réinterpréter le présent.  »

FESTIVAL ANIMA, DU 8 AU 17/02 À FLAGEY, BRUXELLES.

ENTRETIEN NICOLAS CLÉMENT

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