LE TROISIÈME LONG MÉTRAGE DE LUCIA PUENZO MÊLE DE SUFFOCANTE MANIÈRE DRAME INTIME ET GRANDE HISTOIRE DANS L’IMMENSITÉ DES PAYSAGES PATAGONIENS, À L’ÉPOQUE OÙ L’ARGENTINE OUVRAIT SES PORTES AUX CRIMINELS NAZIS.

Au même titre que Lucretia Martel ou Celina Murga, Lucia Puenzo compte parmi les réalisatrices s’étant épanouies, ces dernières années, dans le contexte du nouveau cinéma argentin. Originaire de Buenos Aires, la cinéaste a fait ses gammes dans l’écriture: elle avait d’ailleurs déjà publié trois romans avant de signer son premier long métrage, un XXY qui devait frapper les esprits, repartant de Cannes avec le Grand Prix de la Semaine de la Critique en 2007. Depuis, l’auteure s’est multipliée sur les fronts littéraire et cinématographique, Le Médecin de famille, son troisième long métrage, faisant la jonction entre ses deux terrains d’expression, puisqu’il est adapté de son roman Wakolda, édité en 2011. Puenzo y relate l’histoire curieuse d’une famille argentine qui, à l’orée des années 60, va faire la connaissance d’un médecin allemand énigmatique sur la route de Bariloche, en Patagonie. Et de bientôt lui accorder sa confiance, au point de l’autoriser à expérimenter des traitements sur Lilith, leur fillette de 12 ans, souffrant de problèmes de croissance.

« Le Médecin de famille est une combinaison de faits appartenant à l’Histoire et d’autres qui relèvent de la fiction, mais auraient pu se produire », explique la réalisatrice, rencontrée au lendemain de la projection du film à Un Certain Regard. Eminemment troublant, le récit qui s’ensuit lève un coin du voile sur l’époque où l’Argentine, au même titre que d’autres pays d’Amérique latine, ouvrait ses portes aux criminels nazis, le « bon docteur » s’avérant n’être autre que Josef Mengele. « Mengele a vécu pendant plus de quatre ans à Buenos Aires, où il s’occupait d’une importante entreprise pharmaceutique. Au moment où Eichmann a été arrêté par le Mossad, il a disparu, pour réapparaître six mois plus tard au Paraguay. Le film se déroule pendant ces six mois, à Bariloche, où il aurait pu résider. On sait par ailleurs également qu’il a poursuivi ses expériences sur des troupeaux mais aussi en faisant des prélèvements sur des femmes enceintes… » Et le film de Lucia Puenzo de prendre corps, la famille fictive qu’elle met en scène constituant un champ d’expérimentation tout désigné pour un Mengele obsédé par la génétique et la pureté raciale; un homme dont Lucia Puenzo relève, non sans malice, combien « il est paradoxal de voir qu’il s’est retrouvé non seulement en Argentine, mais par la suite au Paraguay et au Brésil, sur un continent où nous avons tous du sang mêlé! »

Construction de l’identité

Qu’il se soit trouvé en Amérique latine des gouvernements pour accueillir des nazis par centaines, voilà qui n’a pas manqué d’intriguer la réalisatrice -sans, d’ailleurs, que ses nombreuses recherches aient apporté de réponses définitives à ses questions. « Cela varie d’un pays à l’autre, soupèse-t-elle. Pour ce qui est de l’Argentine et du Paraguay, Peron et Stroessner, les présidents de l’époque, avaient tous deux eu une éducation militaire. Et même si Peron était plutôt progressiste, et attentif au bien du peuple, même ses plus fervents partisans ne peuvent expliquer pourquoi il a ouvert les portes à de nombreux nazis, ou que des militaires allemands ont entraîné des militaires argentins. Tout cela est fort complexe. » Une question en appelant une autre, Lucia Puenzo évoque encore cette communauté germanique déployant un zèle pro-nazi dépassant l’entendement, ou encore l’attitude, ambiguë pour le moins, d’une partie de la société civile argentine. Soit un tissu dense, auquel l’auteure a greffé un questionnement sur la construction de l’identité, envisagé à travers les yeux d’une jeune fille, figure que l’on trouvait déjà dans XXY. « Lilith est au coeur d’un processus de transformation. Les enfants de son âge, ou un peu plus âgés, deviennent comme de petits adultes. Mais s’ils changent totalement, ils ne le réalisent pas encore tout à fait, et c’est une situation extrêmement puissante. L’identité est une question primordiale à mes yeux: vous pouvez raconter 100 histoires de familles, vous y serez toujours confrontée, ou au passage à l’âge adulte. » Entre drame intime et grande Histoire, Le Médecin de famille compose ainsi un hybride fascinant, prolongé dans sa facture même: « Je ne pensais pas porter ce roman au cinéma. Je m’étais attelée à l’écriture d’un autre scénario, mais je n’arrêtais pas de repenser à cette histoire. Le contraste entre ces paysages immenses et ce monde microscopique me paraissait intéressant du point de vue du langage cinématographique, et c’est ainsi que j’ai commencé à écrire le scénario… »

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Cannes

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