« La femme silencieuse et obéissante est un archétype dans la culture russe »

Une femme douce © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Une femme douce, l’histoire d’une femme se heurtant à un monde kafkaïen, le cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa livre une critique radicale et acerbe de la Russie contemporaine.

Sergei Loznitsa est un artiste conséquent: sept ans après avoir dépeint le marasme russe dans My Joy, le film qui le faisait découvrir, le cinéaste ukrainien, auteur entre-temps du remarquable In the Fog et du documentaire Maidan parmi d’autres, remet aujourd’hui le couvert avec Une femme douce. Lointainement inspiré de la nouvelle La Douce, publiée en 1876 par Dostoïevski (et déjà adaptée au cinéma par Robert Bresson en 1969, avec Dominique Sanda dans le rôle-titre), le film accompagne une femme partie rendre visite à son mari incarcéré, prétexte à un portrait blême de la Russie contemporaine décliné, cette fois encore, sous une forme voisine du road-movie. « J’ai opté pour le genre qui me semblait le plus approprié, professe le réalisateur d’un ton docte, au lendemain de la présentation cannoise de son nouvel opus. Je voulais proposer une collection de personnages et de situations qui décrivent un espace donné, et en même temps raconter l’histoire d’une protagoniste qui, à l’instar de Virgile chez Dante, nous sert de guide. »

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Cette femme solitaire et anonyme, à qui Vasilina Makovtseva apporte l’inexpressivité requise, Loznitsa l’inscrit dans une longue tradition: « Plusieurs siècles d’Histoire ont distillé un tel personnage. La femme silencieuse et obéissante est un archétype dans la culture russe, et je me suis référé à Dostoïevski qui lui a donné son nom (le cinéaste précise à cet égard que le titre original russe, Krotkaya, a une connotation presque religieuse, introduisant la notion d’extrême humilité, NDLR). On peut y voir une allégorie de la Russie. L’oeuvre de Dostoïevski est bien souvent prophétique, et il est fort possible qu’il ait décrit dans cette nouvelle le type de relations qui finira par emmener le pays au bord du suicide, mais sous forme allégorique, pas de manière directe… » Au-delà de l’auteur de Crime et châtiment, c’est d’ailleurs tout un pan de la culture russe que convoque le cinéaste dans un film-mosaïque: « Les références ne renvoient pas uniquement aux classiques russes, Dostoïevski ou Gogol, mais aussi aux écrivains des années 30, et aux auteurs contemporains. Tout m’est venu naturellement, ce film est le produit de mes 50 années d’existence, et de tout ce que j’ai pu voir, lire ou entendre. Tout a jailli de mon subconscient pour se retrouver dans le scénario. » S’y sont encore mêlées des inspirations diverses, Loznitsa citant pêle-mêle Freud, Kafka, Polanski et jusqu’au Hitchcock de Vertigo, décidément mis à toutes les sauces.

Grotesque

On y ajoutera le mythe de Sisyphe, l’anti-héroïne du film semblant n’avoir d’autre ressource que de toujours remettre son ouvrage sur le métier, programme confinant au désespoir et prenant, devant la caméra, des contours sinistres que les rencontres successives vont relever d’une touche grotesque, culminant dans un finale grandiloquent, avec ce que cela suppose aussi d’humour absurde. « Si l’on envisage la situation contemporaine, le grotesque m’apparaît comme le genre le plus approprié. Tout s’y trouve en quelque sorte déplacé, les gens n’y sont pas à leur place naturelle. Pensez à l’arène politique, par exemple… »

Une femme douce
Une femme douce© DR

On peut aussi voir dans le film un concentré de l’âme russe, en prise sur l’abîme pour le coup. Pour croquer cette Russie immuable mais en voie de déréliction, Sergei Loznitsa a jeté son dévolu sur la Lettonie, dont les décors rabougris servent, il est vrai, idéalement le propos. Le réalisateur avance également des motivations d’ordre pragmatique: « Une femme douce est une coproduction entre cinq pays européens. D’un point de vue pratique, si j’avais voulu tourner en Russie avec une équipe européenne, j’aurais dû demander des visas pour tout le monde. Et l’équipement venant de différentes contrées, il m’aurait en outre fallu composer avec les douanes, les contrôles aux frontières, etc. Il était donc beaucoup plus commode et avisé de tourner dans un pays européen. J’en ai choisi un faisant partie de l’Union européenne mais peuplé de Russes, ce qui était plus simple pour moi, et j’ai « exporté » des comédiens russes. Mais bien entendu, et pour vous répondre d’une autre manière, si j’avais introduit une demande de financement auprès du mystère russe de la culture, je ne l’aurais jamais obtenu. La censure est totale et il y a un déni complet de tout ce qui pourrait, même vaguement, apparaître comme critique à l’égard du pays… » Une femme douce ne raconte au fond rien d’autre…

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