La conquête de l’Ouest

La 10e édition du Femua à Abidjan a bien sûr été l'occasion de rendre hommage à feu Papa Wemba, mais pas seulement. © © Belga/afp

Marqué l’an dernier par la mort sur scène de Papa Wemba, le festival Femua a fêté ses dix ans en grandes pompes, à Abidjan, rassemblant plusieurs dizaines de milliers de spectateurs avec des concerts de Salif Keita, Tiken Jah Fakoly… L’occasion d’aller vérifier que l’Afrique est bien le nouvel Eldorado de l’industrie musicale.

Samedi 29 avril. Au milieu de la nuit ivoirienne, le thermomètre affiche encore dans les 25 degrés. Présente depuis des heures, la foule -énorme, dense, compacte- n’a pas diminué. Pour sa dernière soirée à Abidjan, le Femua a fait le plein: il a aimanté plus de 40 000 personnes à Anoumabo, au coeur du quartier populaire où est né le festival. Un joli succès. Et une affluence qu’il faut pouvoir gérer. L’atmosphère est chaude, voire électrique. Avant l’icône reggae Tiken Jah Fakoly en tête d’affiche, c’est Black M qui monte sur scène. Quelques heures avant, on rencontrait le rappeur français dans un grand hôtel du centre-ville. « Ici, les concerts sont plus chaleureux. J’en ai fait plein, je connais bien le public, il donne tout. » Tout, et même le reste aussi. Au pied de la scène, la foule est une marmite en ébullition. Là, maintenant, les jeunes amassés ont décidé de faire la fête. Quitte à ce que l’enthousiasme vire à l’emballement et aux bousculades. Après une vingtaine de minutes, la police sort les matraques pour faire le ménage. Le concert doit être interrompu. Dans la tribune d’honneur, le commissaire général du festival Salif Traore, alias A’Salfo, leader du groupe Magic System, se prend la tête. Quelques minutes plus tard, il est au micro pour tenter de calmer les esprits: « Si ce festival a existé jusqu’ici, c’est parce que vous l’avez voulu. C’est vous qui nous avez donné le courage de continuer. Vous voulez tout gâcher? Non? Alors chacun va faire un effort. Si chacun fait trois pas en arrière, le problème peut être résolu. Maintenant, je voudrais que vous vous applaudissiez! » En bas, Manadja, autre membre de Magic System, entreprend alors de traverser la foule pour vérifier que tout est rentré dans l’ordre. « Et quand tu es arrivé au bout, glisse A’Salfo, arrête-toi au maquis Burkina, et ramène un poulet! » C’est sûr, la soirée n’est pas terminée…

Coups du sort

Cela fait dix ans maintenant que le Femua, festival des musiques urbaines d’Anoumabo, existe. Il a été lancé par les enfants du pays, le groupe Magic System. En Europe, on les connaît depuis le début des années 2000, avec le single Premier Gaou. Depuis, il y en a eu d’autres, comme Magic in the Air, hymne de la Coupe du monde de football 2014 (et des fancy fair pour les dix ans à venir…). En première ligne, A’Salfo alterne les rôles de leader, patron, grand frère, et VRP. Au QG du Femua, il explique l’origine du projet. « L’idée de départ était de revenir vers les siens, de partager avec ceux qu’on a laissés derrière. Pouvoir aider les populations, c’était ça l’objectif de départ. Il n’a pas changé. »

Anoumabo est l’un des quartiers de la commune de Marcory, plantée au milieu du lagon. Ici, les rues sont encore en terre, les toits en tôle, les petits commerces alternant avec les maquis, ces gargotes typiques d’Abidjan, où la musique n’est jamais très loin. « C’est ici que je suis né, que j’ai grandi, explique A’Salfo. À l’époque, c’était un quartier que tout le monde disait dangereux. Il regorgeait de grands bandits, de jeunes qui s’adonnaient à la drogue, à l’alcool. Le quartier avait une réputation sulfureuse, il n’était pas fréquentable. Aujourd’hui, Dieu merci, c’est devenu l’Anoumabo du Femua. Notre combat, c’était ça. Donner au village une autre notoriété. »

Gratuit, le festival cultive une fibre sociale. Via ses sponsors, il a pu récolter assez de fonds pour construire quatre premières écoles (deux autres sont en chantier), et a réservé une journée spéciale pour les enfants. Cette année, l’événement a également choisi la question du réchauffement climatique comme thème transversal. Même si A’Salfo n’est pas naïf. En conférence de presse, il expliquera: « Je sais bien que, par exemple, le seul État du Texas pollue davantage que l’ensemble de l’Afrique. Mais c’est aussi ce continent qui subira en premier les conséquences du changement climatique. » Et de pointer notamment la question de la déforestation galopante…

Au-delà, il est surtout question de redorer le blason du continent noir. Un pas en avant, deux en arrière: la marche de l’Afrique a souvent donné l’impression de boîter. « Le but du Femua est aussi de changer cette image. Non, le continent africain n’est pas seulement traversé par les guerres et les coups d’État. » Même si la Côte d’Ivoire a eu elle-même son lot de troubles… En 2010 encore, le Président Gbagbo, au pouvoir pendant une décennie, a refusé de céder sa place à Alassane Ouattara, déclaré pourtant vainqueur des élections. S’en suivra une année de chaos, qui ne s’acheva qu’avec l’arrestation de Gbagbo, aujourd’hui inculpé de crimes contre l’Humanité et incarcéré à La Haye… « Même dans ces moments-là, on a réussi à maintenir le festival. La quatrième édition a été la plus difficile à organiser. Gbagbo venait d’être arrêté, mais les échauffourées continuaient un peu partout. La Côte d’Ivoire était devenue infréquentable. Malgré cela, le Femua a eu lieu. »

L’an dernier, c’est un autre coup dur qu’a subi le festival. Fabrice Masuka s’en souvient bien. Bien connu des amateurs du festival Couleur Café, dont il présente l’affiche, chaque année, depuis 1995, le Belge était présent lorsque Papa Wemba, la star de la rumba congolaise, s’est écroulé, peu après le début de son concert. « A’Salfo, que je connais bien, m’avait invité à venir animer la scène du Femua. Ce soir-là, j’ai donc présenté Papa Wemba, qui venait clôturer le festival. Au bout d’une vingtaine de minutes, il s’est effondré, au milieu de ses danseurs. Je l’ai vu pousser son dernier souffle. C’était terrible. » Une mort à la Molière, à l’âge de 66 ans, pour l’une des plus grandes icônes de la musique africaine. Le choc fut immense. Le Femua mettra du temps à s’en remettre, pas épargné par les rumeurs: on parle d’empoisonnement, voire de sorcellerie. Certains réflexes ont la vie dure…

Un an plus tard, le Femua a voulu conjurer le sort. Avant de monter sur scène, chaque artiste a ainsi été invité à passer un examen chez le médecin -la chanteuse Monique Séka a dû par exemple annuler son concert, pour cause d’hypertension. Le festival a également tenu à lancer sa 10e édition par un hommage à la star congolaise. En présence notamment du ministre congolais de la Culture, des musiciens de Viva La Musica et de sapeurs-ambianceurs qui ont défilé dans les rues d’Anoumabo. L’endroit même où est plantée la scène du festival a été rebaptisé Place Papa Wemba. C’est peu dire que l’ombre du « Roi de la sape » a plané tout au long de la semaine…

Cela étant dit, le Femua ne s’est pas résumé à une longue cérémonie d’hommages. Entre les lignes, c’est une autre histoire qu’a racontée cette année le festival. Il a ainsi invité de nouveaux médias: des journalistes venus de France, de Suisse, d’Allemagne, des États-Unis… L’anniversaire des dix ans a évidemment servi de catalyseur. Mais pas seulement. Au-delà de l’événement ivoirien drivé par Magic System, c’est tout le continent qui semble retrouver une nouvelle place sur la planète musicale. Et cette fois, l’Afrique n’est plus seulement un alibi exotique. Sa musique a infiltré toute la culture pop. C’est particulièrement le cas sur la scène francophone. Les exemples sont légion. De la jeune chanteuse Française Jain, qui a vécu quatre ans au Congo, et qui glisse des éléments africains dans sa pop multicolore (Makeba), au rappeur des familles Maître Gims qui transforme la scène des Victoires de la musique en défilé de sapeurs (Sapé comme jamais). On peut encore citer Booba, qui a obtenu un quasi-tube mainstream avec DKR, et son clip tourné au Sénégal. Sans parler, évidemment, du cas Stromae, et ses mélodies électropop tissées sur des motifs de tissu wax africain…

Ce n’est pas un hasard si ces artistes ont souvent des origines africaines. Black M, alias Alpha Diallo, est né en France de parents guinéens. « Mais ils ont toujours tenu à ce que je connaisse mes racines. J’avais à peine deux ans quand ils m’ont emmené pour la première fois en Guinée. Depuis, j’y suis retourné régulièrement, j’ai appris la langue, etc. » En 2016, son concert prévu dans le cadre du centenaire de la bataille de Verdun avait été annulé, suite à une déferlante de réactions racistes. Rebondissant sur la polémique, le rappeur avait enregistré le titre Je suis chez moi. Dans la foulée, il a également sorti son remix… africain, en compagnie de Manu Dibango et Amadou & Mariam. Histoire d’enfoncer le clou, il a encore sorti le titre À l’ouest, avec le rappeur afrotrap MHD, hommage appuyé à ses racines africaines. « Je suis les deux: Français et fier de l’être; et d’origine guinéenne, et fier de l’être. »

Système D

Dans ce contexte, on peut imaginer aisément que venir jouer en Afrique revêt un caractère particulier. Le trip n’est cependant pas que « sentimental ». Ils sont en effet de plus en plus nombreux à se rendre compte que le continent est un marché en soi… Les signaux se multiplient en ce sens. Longtemps laissée-pour-compte, l’Afrique est aujourd’hui le territoire à conquérir. Un nouvel Eldorado même. L’homme d’affaires Vincent Bolloré ne s’y est pas trompé. Déjà actif dans le secteur des équipements portuaires et des chemins de fer, le milliardaire place ses pions médiatico-culturels. Via son réseau Canal + (3 millions d’abonnés africains), mais également à travers la construction d’ici 2018 d’un réseau d’une vingtaine de salles de spectacles, à travers le continent, baptisé « Canal Olympia ». Le patron, actionnaire principal de Vivendi, propriétaire d’Universal, est également derrière le lancement du nouveau label Universal Africa. À sa tête, Romain Bilharz, directeur artistique français qui a notamment contribué au succès de… Stromae. Récemment, il a signé par exemple le groupe rap ivoirien Kiff No Beat.

Il n’est pas le seul sur la balle. En novembre dernier, c’est un autre géant de l’industrie du disque, Sony, qui a annoncé l’ouverture d’un bureau à Abidjan. Il est dirigé par le Cap-verdien José da Silva (lire plus loin), manager historique de feu Cesaria Evora, et fondateur du label Lusafrica. Lui, c’est le groupe Révolution qu’il a réussi à ramener dans le giron de la major. Quand on croise les quatre Abidjanais, ils reviennent tout juste de Ouagadougou où ils ont reçu le prix Kundé du meilleur groupe d’Afrique de l’Ouest. À plus d’un titre, leur parcours est exemplaire. En plein cagnard de midi, le leader Prométhée raconte comment le groupe s’est formé du côté de Yopougon, le quartier chaud de la capitale, sur fond de zouglou, le rythme-roi à Abidjan et en Côte d’Ivoire. « En Afrique, ce n’est pas évident de trouver des gens prêts à produire votre musique. Et comme on ne voulait pas attendre que quelqu’un se décide à nous aider, on a commencé à produire nous-mêmes nos morceaux. On les gravait ensuite sur des CD avec nos ordinateurs, à la maison. À force, on a tué tous nos graveurs! (rires). C’est comme ça qu’on s’est retrouvé à vendre nos morceaux dans la rue, ou en faisant le tour des maquis. » Le règne de la débrouille, comme il a toujours existé en Afrique. Mais avec, désormais, de nouveaux moyens. Comme partout ailleurs, Internet est en effet passé par là. Il n’a pas tué une industrie qui existait de toute façon à peine sur le continent africain. Par contre, les nouvelles technologies ont permis non seulement de produire des morceaux avec moins de moyens, mais aussi de les diffuser beaucoup plus facilement. Ici, la 3G est partout, et tout le monde, ou presque, possède un téléphone portable et un compte Facebook. Une vraie manne providentielle pour des labels qui misent désormais sur le streaming et les clics pour se refaire une santé…

Certes, cela n’est pas sans incidence sur la musique elle-même. Il y a exactement 30 ans, Mory Kanté devenait le premier artiste africain à vendre plus d’un million de singles avec le morceau Yé Ké Yé Ké. Même remixé, le morceau reposait encore en grande partie sur la présence de la kora, le luth traditionnel d’Afrique de l’Ouest. Aujourd’hui, cet « exotisme » a pratiquement disparu. Les artistes africains ont laissé tomber les pagnes et autres boubous. Ils intègrent désormais les circuits pop de l’intérieur, notamment en passant par la musique électronique ou « urbaine ». Et cela, avec de plus en plus de succès. Black M l’avoue, « les artistes africains ont une longueur d’avance. Ne serait-ce que parce qu’ils réussissent à s’exporter aux États-Unis, et pas nous ». Pour exemple, le cas Wizkid, rappeur nigérian multimillionnaire, qui a réussi à se placer sur le tube One Dance de la superstar Drake.

Passage de flambeau

A’Salfo confirme. « Avant, il fallait en effet se déplacer en Europe pour faire son trou. Aujourd’hui, on peut rester à Anoumabo et se faire connaître, grâce aux réseaux sociaux «  Avec un bémol tout de même.  » La musique électronique a pris le dessus? Très bien, on en fait tous. Mais elle a aussi parfois tendance à prendre le pas sur tout un patrimoine. Des groupes comme la Viva Musica qui arrivent à 28 sur scène, cela n’existe plus. » On y repense un peu plus tard, au moment de rencontrer Salif Keita. Il reçoit les journalistes au compte-gouttes dans un salon d’un grand hôtel du Plateau, le quartier administratif de la ville. Il connaît forcément bien Abidjan. C’est de là que le chanteur malien albinos a lancé sa carrière. Un parcours à l’envergure internationale, pour celui qui reste une véritable star. À bientôt 68 ans, Salif Keita s’apprête toutefois à prendre sa retraite. Désormais sans maison de disques, il annonce avoir enregistré ce qui devrait être son ultime album. « Cela fait longtemps que je suis là. J’ai fait des disques qui ont plu, d’autres moins. Il est temps que j’arrête. » Son dernier disque est attendu pour l’automne prochain. « Il a été enregistré uniquement avec des musiciens africains, en Afrique. Vous savez, il y a un proverbe chez nous qui dit: « Même si tu es rassasié, tu dois toujours te rappeler quand tu as commencé à manger »… » Pour sa sortie de scène, Salif Keita a donc décidé de boucler la boucle et de revenir sur ses terres.

Son culte y est d’ailleurs toujours intact. Il suffisait de voir la vénération que le chanteur inspirait encore le lendemain, sur la scène du Femua. Là, tournant en rond comme un lion en cage, Salif Keita filera plusieurs fois le frisson, porté par cette voix venue d’ailleurs. Et en laissant l’impression d’un passage de flambeau entre générations…

La nouvelle est là, prête à prendre son destin en main. Quitte à ne pas toujours bien canaliser son énergie, comme lors de la dernière soirée du festival. Après l’appel au calme d’A’Salfo, il faudra encore plus d’une heure avant que le Femua ne retrouve le fil. Apaisé. Du moins en apparence. Sur le coup de 2h30 du matin, l’arrivée de Tiken Jah Fakoly, barbe poivre et sel, et toge brune de prophète, déclenche à nouveau l’hystérie parmi les gamins. « Quand l’Afrique va se réveiller, ça va faire mal! », chante le reggaeman ivoirien. Demain, c’est déjà maintenant…

Texte Laurent Hoebrechts, à Abidjan

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content