La Condition humaine

© Allie Mae Burroughs, Wife of a Cotton Sharecropper, Hale Country, Alabama. 1936. 22,3 x 17,3 cm. Collection particulière © Walke

Le Centre Pompidou de Paris rend hommage à celui qui n’a pas cherché à faire de l’art, mais à documenter avidement l’Amérique: Walker Evans, l’âme derrière la straight photography.

D’où vient ce sentiment d’intime familiarité face aux photographies de Walker Evans? Est-ce parce que ses images charrient une poussière d’Amérique laborieuse déjà avalée dans les livres de John Steinbeck, Carson McCullers, William Faulkner? Ou parce que certaines d’entre elles sont devenues à ce point iconiques qu’elles se sont surimprimées à des chapitres entiers de l’Histoire des États-Unis et les ont mythologisés?

Fils de publicitaire né en 1903 dans le Missouri, Walker Evans n’eut qu’une obsession: capturer le sous-texte vernaculaire de son gigantesque et invraisemblable pays, soit le matériel le plus populaire, domestique et utilitaire -celui qui donne comme aucun autre à l’heureux visiteur du Centre Pompidou les sensations d’une culture américaine révolue. Apôtre du modernisme au début de sa carrière, celui qui fut un grand admirateur de Flaubert prendra ensuite le contre-pied des photos picturales en vogue (le travail d’un Alfred Stieglitz, par exemple) pour prôner une photographie « pure », au style direct et censément objectif: la « straight photography ». Une rigueur qui devait particulièrement servir ses sujets, l’Américain assumant toujours davantage au fil de ses itinérances son grand intérêt documentaire pour ce qui généralement désintéresse: bazars de bords de routes en Alabama, garages automobiles en Géorgie, barber shops de La Nouvelle-Orléans…

Evans est profondément ennuyé par les photos de nature: c’est l’Homme qu’il traque. Ensemble de silhouettes affairées qui produisent, travaillent, vendent, consomment et finiront par disparaître. Non sans y avoir laissé parfois leur dignité. Une dimension humaniste qui a culminé dans ses engagements sociaux, le frère d’armes de Dorothea Lange n’ayant eu de cesse d’attirer l’attention sur les oubliés de l’Amérique, comme dans ces deux reportages de commande qui ont fait sa notoriété: ce sera, pour l’un, les conséquences d’une terrible crue du Mississippi en 1937; pour l’autre la misère, l’extrême pauvreté et la malnutrition chez des familles de métayers de l’Alabama dévastées par la crise de 29. C’est le second qui donnera à Evans ses clichés mythiques, instantanés d’humanité sur la corde raide, témoignant, comme dans ce bouleversant portrait droit dans les yeux d’une agricultrice au visage creusé de 1936, d’une détresse économique à la fois datée et sans âge. Autodidacte complet, Walker Evans répétait volontiers que, contrairement au peintre, le photographe devait être conscient du rôle providentiel de l’accident. A-t-il, comme il le laissa entendre parfois, enregistré l’Histoire à son insu? « Je ne cherchais rien, les choses me cherchaient, je le sentais ainsi, elles m’appelaient vraiment. » Mort en 1975, il aura en tout cas révélé les adjectifs de son temps -trouvé, dans la multiplication des signes de son époque, ceux qui plus tard seraient capables de refléter son âme. Parvenant à ce rôle que certaines photographies assument de manière plus édifiante que d’autres: rendre le fugitif éternel.

RÉTROSPECTIVE WALKER EVANS, CENTRE POMPIDOU, PARIS, JUSQU’AU 14/08. WWW.CENTREPOMPIDOU.FR

Fils de publicitaire, Walker Evans voit dans la publicité une forme de poésie moderne. Contrairement aux autres photographes qui les évitent comme une intrusion venue gâcher le cadre, Evans traque les affiches et les enseignes qui tatouent et écrivent les paysages. Une audace à l’époque, un témoignage précieux aujourd’hui: la pub est un facteur de nostalgie et un moyen de mesurer le temps qui passe. Fasciné par la typographie et les lettres, il réalise notamment une série sur les enseignes pour le magazine Fortune en 1957. Le titre de son reportage? Before They Disappear… Fétichiste, il a souvent dérobé les plaques publicitaires après les avoir photographiées.

Evans a toujours manifesté beaucoup d’intérêt pour l’automobile et le chemin de fer, deux des plus formidables facteurs du développement des États-Unis. En voiture ou en train, ce fanatique de la vitesse aimait aussi paradoxalement « s’abandonner à ce fastueux passe-temps consistant à regarder par la fenêtre« . Passionné par la locomotion, le climat des routes et de leurs bas-côtés colonisés plus ou moins créativement par l’homme, il a réalisé des séries entières en déclenchant la prise de vue directement depuis un véhicule ou un wagon en mouvement, rendant une sensation de rapidité dans des clichés ultra vivants. L’Amérique en marche…

Fasciné par les progrès de vitesse de la société, Walker Evans l’a aussi été par ses ralentissements. A l’autre bout des chaînes de montage et des vitrines de cette Amérique qui enfle avec le capitalisme, l’éclatante modernité de son travail réside dans un intérêt précurseur pour l’obsolescence. Interpellé par les déchets et le devenir inutile de la société industrielle (ici un champ de carcasses de voitures), il est aussi ce portraitiste du désuet, du négligeable et de la fragilité -parfois et très ironiquement au coeur même de ses reportages pour Fortune -magazine emblématiquement dédié aux affaires et à l’industrie où il est employé entre 45 et 65.

L’hiver 1938, Evans procède à une série amusante: assis dans le métro new-yorkais un petit appareil caché dans son manteau, il attend que des passagers viennent s’asseoir en face de lui pour déclencher le mécanisme d’un Photomaton secret. Contrairement aux mendiants et vagabonds, qu’il avait pour éthique de ne jamais prendre en photo volée, Evans réalise ainsi des centaines de portraits d’anonymes, témoignant des destins qui passent, et de toutes ces vies bientôt enfuies. Amoureux des passants et des promeneurs, Evans parlera de l' »écrasante absence de joie » se dégageant des visages saisis à leur insu.

Texte Ysaline Parisis, à Paris

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