Joaquin Phoenix: « Gus Van Sant a véritablement contribué à me former comme acteur »

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Près de 25 ans après To Die For, Joaquin Phoenix retrouve Gus Van Sant pour une biographie inspirée de John Callahan, cartoonist portlandais alcoolique et quadriplégique à l’esprit acéré. Et livre une nouvelle composition d’exception. Rencontre.

Si chacun s’accorde à saluer ses qualités de comédien, son génie même, qui habite le cinéma de James Gray comme celui de Paul Thomas Anderson, le Her de Spike Jonze ou le You Were Never Really Here de Lynne Ramsay, Joaquin Phoenix a aussi la réputation de ne se prêter au jeu de la promotion que de fort mauvaise grâce. Les anecdotes pullulent ainsi sur un acteur se refermant dans sa bulle monosyllabique au moment de l’interview, quand il ne quitte pas la table au bout d’une poignée de minutes à peine -sept pour Inherent Vice-, estimant avoir fait le tour de la question. On en passe et des meilleures, abordant dès lors le rendez-vous avec une certaine appréhension. L’aurait-on changé? Ou alors, comme le suggère un publiciste britannique l’ayant pratiqué en diverses occasions, Phoenix aurait-il accepté qu’il devait y mettre un peu du sien s’il voulait que le cinéma exigeant qu’il défend de film en film ait encore droit à une visibilité médiatique minimum? Toujours est-il que l’acteur que l’on rencontre au festival de Berlin se révèle charmant et affable, évoquant avec passion Don’t Worry, He Won’t Get Far on Foot, le film qui, près de 25 ans après To Die For, consacre ses retrouvailles avec Gus Van Sant. Un biopic singulier où il campe une figure ne l’étant pas moins, à savoir John Callahan, cartoonist portlandais alcoolique et tétraplégique, un artiste à la vie chahutée et à l’humour assassin…

Aviez-vous entendu parler de John Callahan auparavant?

Non, je ne savais rien de lui. Quand Gus m’a proposé le scénario, j’étais intéressé mais surtout excité parce que je savais qu’il s’agissait d’un projet auquel il travaillait depuis longtemps. Quand un cinéaste est obsédé par un sujet au point de le développer, de s’en éloigner pour se consacrer à autre chose puis d’y revenir, c’est qu’il est éminemment personnel. Ça me plaisait, tout comme le fait qu’il s’agisse du premier scénario écrit par Gus depuis des lustres -j’aime son écriture, absolument unique. À l’époque où il m’a contacté, j’ai d’abord eu quelques réserves quand il m’a dit s’inspirer de l’histoire de quelqu’un ayant existé. Je me souviens m’être dit « je ne veux plus faire de biopic, ils me fatiguent » (Joaquin Phoenix avait incarné Johnny Cash dans Walk the Line, NDLR). Mais quand j’ai reçu le script, j’y ai vu du Gus Van Sant classique et non un biopic traditionnel. Nous en avons discuté, et il a continué à écrire de nouvelles versions du scénario, en se concentrant chaque fois sur un aspect différent de la vie ou de la carrière de John. Jusqu’à obtenir une version qui semblait combiner les meilleurs éléments des moutures précédentes et qui m’a semblé émouvante et honnête, au point que l’on aurait dit l’écriture de Callahan dans ses mémoires.

Quel souvenir gardez-vous de votre première collaboration avec Gus Van Sant, sur To Die For, en 1995?

C’était très tôt dans ma carrière, je n’avais encore travaillé que comme enfant-acteur, à quatorze ou quinze ans, To Die For étant mon premier rôle d’adulte. Un jour, nous répétions une scène, je ne m’en sortais pas, quand Gus m’a dit: « Tu peux faire ce que tu veux. » Et moi: « Comment ça? » À quoi il m’a répondu: « Si ça te chante, tu peux sauter sur la table pour dire ta réplique. Il n’y a pas juste une manière correcte de procéder. » Ça me semble assez évident aujourd’hui, mais à ce stade de ma carrière, et peut-être parce que j’avais travaillé enfant à la télévision, où on avait des consignes strictes -on devait respecter ses marques et réciter ses dialogues-, entendre un réalisateur me dire que j’étais libre d’agir comme je l’entendais m’a profondément marqué. Tout à coup, le paysage a complètement changé, tout s’est ouvert devant moi. Ce fut l’un de ces moments qui font office de révélateur, quand tout s’éclaire. Je n’ai cessé, depuis, de recourir à cette méthode de travail. Gus a véritablement contribué à me former comme acteur. J’étais donc très enthousiaste à l’idée de retravailler avec lui, je ne sais d’ailleurs pas pourquoi ça a pris tellement de temps.

Comment travaillez-vous vos rôles? Comment vous êtes-vous insinué dans la peau de John Callahan?

J’ai commencé par lire ses mémoires, un livre très personnel et d’une grande honnêteté. Je voulais le comprendre. Gus avait par ailleurs accumulé sept heures de matériel avec Callahan à la fin des années 90, quand il pensait tourner le film avec Robin Williams. Regarder ces vidéos m’a aidé, voir comment il parlait, se déplaçait. Et puis je me suis rendu au Rancho Los Amigos, le centre de réhabilitation où il a été traité, ce qui m’a permis de comprendre des choses qui m’échappaient. Je pensais ainsi qu’il ne ressentait rien en dessous d’un certain point, mais une thérapeute du travail m’a expliqué que ce n’était pas le cas et que la douleur pouvait se manifester à un autre endroit, dans sa poitrine par exemple. Ma perception de ses mouvements s’en est trouvée modifiée, parce que j’ai intégré qu’il essayait de soulager une douleur fantôme. Il ne s’agit pas juste de copier ou de reproduire des mouvements, mais bien de comprendre ce qu’il y a derrière.

Look improbable et présence magnétique, Joaquin Phoenix impressionne à nouveau dans la peau du caricaturiste John Callahan.
Look improbable et présence magnétique, Joaquin Phoenix impressionne à nouveau dans la peau du caricaturiste John Callahan.© Scott Patrick Green

Dans quelle mesure vous retrouvez-vous dans l’humour de John Callahan, un artiste qui flirtait avec les limites et était tout sauf politiquement correct?

Il disait ne pouvoir supporter l’indifférence de son public, ça lui était bien égal par contre si les réactions étaient hyper négatives ou super positives. J’apprécie cette attitude, et les artistes qui poussent les choses presque trop loin. Callahan estimait que c’était son devoir, rappelant que le job d’un clown était d’être grotesque et de porter des chaussures et des vêtements trop grands, et considérant que c’était son travail également, en un sens. Son humour me parle, je le trouve très drôle.

Avez-vous besoin de temps pour quitter un rôle, par exemple lorsque vous jouez un personnage aussi intense que celui de You Were Never Really Here?

Je suis incapable de décrire ce processus, même si j’ai derrière moi une longue pratique. Il arrive parfois que les choses s’insinuent en vous, mais en même temps, chaque fois que j’entends d’autres acteurs en parler, j’ai envie de leur dire de la fermer. Peu importe votre domaine, si vous étudiez un sujet pendant deux ou trois mois et vous y immergez totalement, il aura inévitablement un impact sur votre existence. La difficulté tient plutôt au fait que lorsque l’on tourne un film, une partie de la vie s’en trouve facilitée, parce qu’on ne doit plus s’occuper des fondamentaux du quotidien. On peut se concentrer exclusivement sur cette autre existence, cette vie de cinéma. Et quand c’est terminé, on passe par un stade où on se demande quoi faire, parce qu’on vient de passer plusieurs mois à ne s’occuper que d’un film, en sachant de quoi le lendemain et même la semaine suivante seront faits. Une fois cela terminé, on a l’impression de se réveiller en sursaut, mais d’autres personnes, dans d’autres professions, passent par là également.

Que représente à vos yeux le prix d’interprétation que vous avez remporté au Festival de Cannes pour You Were Never Really Here?

J’étais en état de choc, je ne l’avais pas anticipé le moins du monde. Ce type de reconnaissance me surprend toujours, et me procure un sentiment étrange: une partie de moi craint que si l’on commence à apprécier les honneurs et à y prendre goût, on va se ramollir, vieillir, et cesser de se battre, une perspective qui me terrifie. Comme tout le monde, je souhaite voir ce que je fais parler à d’autres gens et les accompagner, mais c’est une position délicate pour quelqu’un se voulant créatif, le danger étant que cette reconnaissance devienne addictive et que l’on se mette à transiger. Jusqu’ici, j’ai réussi à m’en préserver en considérant que travailler sur un film constituait toujours la récompense suprême, c’est un processus que j’apprécie vraiment. Sinon, d’un point de vue pratique, il y a là un côté on ne peut plus positif, en particulier quand il s’agit d’un petit film dont une telle récompense ne peut qu’accroître la visibilité. J’étais donc fort heureux de pouvoir partager un prix avec Lynne Ramsay.

Jouer dans la foulée Jésus dans Maria Magdalena a dû constituer une expérience totalement différente?

Well, il avait également ses conflits… Mais au bout du compte, chaque projet commence de façon externe, par des mots sur une page. Puis débute ce processus où je me demande comment faire ceci, dire cela, ou me déplacer, quelque chose d’assez fastidieux. Et vient enfin le moment où je me dis:  » Attends un peu, ce n’est qu’un homme, que ressent-il à ce moment? » C’est ce qui s’est produit pour Jésus également: c’était assez décourageant dans un premier temps, jusqu’au moment où je me suis dit:  » Ok, voilà un homme débordant d’empathie et ressentant très fort les choses. » Ce sont ces dilemmes humains qu’il me faut trouver…

La Berlinale a été placée sous le signe de #MeToo. Que vous inspire ce mouvement?

Je soutiens tout ce qui contribue à l’égalité et à la justice, comme ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Je me souviens avoir questionné ma mère sur les mouvements anti-guerre dans les années 60 et 70 et sur le mouvement des droits civiques, m’étant toujours demandé à quoi ressemblait le fait de vivre un moment de changement culturel radical. Soit exactement ce qui est en train d’arriver, et je trouve extraordinaire d’en être le témoin. On a vraiment l’impression que des changements se produisent ou sont imminents, et que leur impact ne pourra qu’être bénéfique pour notre culture. Nous vivons des temps excitants, je pense que dans 20 ans, des gens diront: « J’y étais, j’ai participé à ce mouvement. »

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