THÉÂTRE MUSICAL ÉVOQUANT LE FULGURANT PARCOURS DE JANIS JOPLIN, PEARL ÉVITE LE CLASSIQUE BIOPIC ET PLONGE DANS L’ÉMOTION PERSO. RENCONTRE EN STUDIO DE BANLIEUE PARISIENNE AVEC LES PROTAGONISTES DE LA COMPAGNIE HÉLIOTROPE, AVANT LES REPRÉSENTATIONS AUX HALLES.

Quarante-trois ans et beaucoup de poussière après sa mort le 4 octobre 1970 au Motor Hotel d’Hollywood -où nous dormîmes dans sa chambre humide un soir triste des années 2000-, Janis Joplin reste insubmersible. Les trois albums sortis de son vivant plus celui qui boucle l’aventure discographique originale en janvier 1971 (Pearl)résonnent toujours comme une tétanisante crise blues-rock portée par une voix qui ne répond pas aux lois élémentaires de la physique. Pianotant sur YouTube, bluffé au hasard par la version de Cry Baby, live à Toronto 1970, on est bouleversé. Et on comprend le hors-mesure boulimique de cette Texane insulaire qui refuse la ségrégation raciale des années 50 ou les rites engoncés de son lycée conservateur. Il s’agit moins d’une chanteuse écarlate de talent qu’un morceau d’âme, tentant de s’évaporer dans des vertiges inassouvis. Jamais avant Joplin -et encore moins après- a-t-on entendu pareille douleur cosmique, extatique et enivrée de musique. Un cri si particulier qu’après quatre décennies, aucun biopic cinématographique -pourtant mille fois annoncé- n’est toujours visible(1): qui pourrait bien incarner une telle fulgurance? Ce préambule pour dire qu’a priori, l’entreprise menée par la Compagnie Héliotrope s’annonce potentiellement casse-gueule. Pour s’en dédire, on est invité dans une banlieue peu rieuse du nord de Paris où, en ce mois de janvier 2014, s’enregistrent les chansons du spectacle Pearl qui feront bientôt un disque. L’endroit fut autrefois celui des Studios Vogue et l’ombre havanesque de Dutronc doit encore traîner son ennui soigné quelque part dans le dédale des salles vintage.

On y retrouveJanisou plutôt Anne Cressent, jolie brune de 37 ans, cheveux noués: on l’imagine plutôt dans un Godard au Lac Léman sur fond de Schubertitude. Rien de la carrure de Porsche vorace -et vite cabossée- de Joplin ni de ses habitudes, plus Jack Daniels que tilleul-menthe. « Vincent Artaud, le musicien qui travaille sur Pearl, a eu l’intuition de développer mon appétence pour la voix. J’avais déjà interprété l’une ou l’autre chose dans des créations précédentes mais jamais dans une dramaturgie musicale comme celle-ci. » La Picarde, diplômée du Conservatoire National d’Art Dramatique, a plutôt grandi avec Cure, Depeche Mode et Barbara: « Je ne connaissais pas Janis en profondeur et je n’avais pas réalisé à quel point elle est fondamentale. Plus je trouvais que c’était un génie, plus cela me calmait et me permettait de comprendre combien elle était différente de moi. Joplin est une source d’inspiration et je n’ai absolument pas essayé de lui ressembler. Elle est comme une muse, une énergie qui donne envie de créer sans la copier. Son authenticité a contribué à ma propre découverte. » Alors, comment sonne soeur Anne? D’une carrure moins déchirée et sans le soulèvement de montagnes propre à Joplin, mais avec un grain folk-rock qui exploserait doucement à la face de l’auditeur, électrisé. C’est patent dans l’interprétation de Summertime -l’un des deux ou trois titres repris du répertoire de Joplin- et dans la dizaine d’originaux, écrits par Vincent Artaud aux musiques et Fabrice Melquiot aux textes. Ils forment l’essentiel de Pearl comme The Day When I Disappeared où Anne guide une force butée qui racle la chanson avec une aura de cruauté sensuelle. Vincent Artaud, le musicien qui travaille depuis une douzaine d’années avec la Compagnie, explique « avoir mis dans la musique tout ce que j’avais traversé, un peu de prog rock, quelque chose du grunge, des synthés assez 80’s, fondus dans le même creuset. Janis Joplin est notre ange gardien. » Multi-instrumentiste de formation jazz, Artaud n’est pas juste un quidam de studio: il a réalisé trois albums solos cotés, été invité par feu Bashung à une carte blanche à la Cité de la Musique, arrangé le soundtrack de The Artist et signé des orchestrations pour Robert Wyatt.

Limite sociétale

« On a bossé deux ans sur la pièce qui, au début, s’appelait Janis, puis Pearl, le glissement se faisant au fur et à mesure. Joplin est la source d’inspiration de notre travail: après, il s’agit de créer une fiction. » Paul Desveaux est le boss de la Compagnie Héliotrope et son metteur en scène: après Pollock et avant Diane Arbus, ce Pearl est son nouveau chapitre américain. « Ces personnages ont en commun de sentir le souffre et posent des questions sur la limite sociétale. Après sa première escapade à San Francisco, Janis a été tentée de rentrer dans le rang, mais cela n’a jamais fonctionné. Dans les bios, je vais puiser ce qui relève des mouvements intérieurs, quelque chose de l’ordre de la révélation de la psyché. » Avant ses prochaines représentations en mars à Bruxelles, Pearl n’a connu qu’une première salve, cinq soirées au Havre en novembre dernier. On y a vu par exemple le mix d’interprétation d’Anne de Summertime et une diatribe lancée par un acteur hurlant: « On était des gens contre (…) on se battait avec nos moyens, on protestait, il faut toujours protester, on faisait cela au nom de l’amour mec, tu vois ce que je veux dire? On voulait que cela CHANGE, que quelque chose CHANGE. » Curieusement, ce passage-là (visible sur le site des Halles) fait penser à l’énergie barbelée de… Fauve. Plongée dans une autre époque, mais avec des instants de colère indémodables. La musique de Pearl a tellement enthousiasmé l’équipe qu’avant les trois dates aux Halles en mars, Anne et ses complices donneront un « vrai »concert au même endroit, le dernier jour de février. L’affaire s’annonce brute de décoffrage.

(1) DERNIER PROJET ANNONCÉ, CELUI DE LEE DANIELS (THE BUTLER), AVEC AMY ADAMS DANS LE RÔLE DE JANIS.

CONCERT JANIS EN LIBERTÉ LE 28 FÉVRIER AUX HALLES DE SCHAERBEEK, ET PEARL AU MÊME ENDROIT LES 12, 13 ET 14 MARS, WWW.HALLES.BE

TEXTE Philippe Cornet, À Paris

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