J’ai perdu mon corps, merveille d’animation sensible, est notre film de la semaine

"Les rares projets d'animation adultes qui ont vu le jour en Europe sont souvent des films avec un fond social ou politique, dans un contexte de guerre. On peut tout aussi bien investir des domaines du quotidien."
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

J’ai perdu mon corps, son premier long métrage, impose d’emblée le Français Jérémy Clapin parmi les plus grands noms de sa génération. Présentations.

Grand Prix de la Semaine de la Critique à Cannes, Cristal du meilleur film à Annecy, Grand Prix du Animation Is Film Festival à Los Angeles, avant les European Film Awards à Berlin, certainement les César et peut-être même les Oscars… Vous n’avez pas fini d’entendre parler de J’ai perdu mon corps. Mais qui est Jérémy Clapin, 45 ans, réalisateur de ce fulgurant premier long métrage d’animation construit autour de la main tranchée d’un jeune homme qui s’échappe d’une salle de dissection pour traverser Paris et retrouver son corps? Réponse: un ancien prof de… tennis passé par les arts décoratifs à Paname qui a financé ses premiers courts animés en enseignant le service-volée. Et quels courts, déjà! Dès 2004 et Une histoire vertébrale, récit des rêves de grand amour d’un homme atteint d’une déformation qui le contraint à avoir constamment la tête dirigée vers le sol, il impose un ton et un style façonnés par de véritables obsessions d’auteur: le corps, la différence, la solitude de personnages marginalisés et malmenés par la vie. Quatre ans plus tard, il signe avec Skhizein un autre chef-d’oeuvre de poche, à l’atmosphère à nouveau résolument plombée mais aussi hautement émotionnelle, où un homme se retrouve à 91 centimètres de lui-même suite à la chute d’une météorite. Soit tout l’art du décalage propre à Jérémy Clapin résumé en treize minutes chrono.

Influencé par l’humour absurde du cartooniste américain Gary Larson, les collages fous de Terry Gilliam chez les Monty Python et le sens inné du bricolage cher à un Michel Gondry, le Français aura pris son temps avant de tenter la grande aventure du long métrage animé. Avec J’ai perdu mon corps, il s’est lancé dans un véritable match-marathon contre lui-même, un travail de titan au confluent des techniques et des genres qui appelle aujourd’hui tous les superlatifs. Récemment de passage en Belgique à l’occasion du Film Fest de Gand, il se raconte pour Focus.

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J’ai perdu mon corps a été très difficile à financer. Le fait qu’il est impossible à faire rentrer dans une case et relève d’une animation dite « adulte » a-t-il été un frein en termes de production?

Un frein énorme, oui. Fondamentalement, je pense qu’il y a un truc qui déconne dans la chaîne. C’est comme si les financiers n’étaient rassurés que par des films qui rappellent des choses déjà faites, et qui sont donc pensés comme des espèces de produits de synthèse. Du genre: Matrix rencontre Mad Max sur fond d’animation 3D. La nouveauté fait peur. La poésie aussi. Les rares projets d’animation adultes qui ont vu le jour en Europe sont souvent des films avec un fond social ou politique, dans un contexte de guerre. Des choses comme Valse avec Bachir, Persepolis ou plus récemment Funan et Les Hirondelles de Kaboul. Moi je trouve ça super bien, hein, attention. Mais par contre, il faut absolument sortir de l’idée qu’il n’y a d’animation adulte possible que sur ce territoire-là. C’est absurde. On peut tout aussi bien investir des domaines du quotidien. Il n’y a qu’au Japon, j’ai l’impression, que cette idée a été vraiment intégrée. Je pense à quelqu’un comme Satoshi Kon, par exemple, le réalisateur de Perfect Blue et Tokyo Godfathers, qui est capable d’aborder des sujets beaucoup plus urbains, actuels, avec des personnages proches de nous, sans forcément avoir besoin d’aller chercher des contextes extrêmes à l’étranger.

Le film est une adaptation très personnelle d’un roman, Happy Hand, de Guillaume Laurant. Qu’est-ce qui t’a séduit dans ce livre?

Son point de vue avant tout, qui est celui de la main. J’y voyais la possibilité d’un voyage vraiment inédit. Rendre cette expérience sensorielle à l’image me semblait être un pari de réalisation très excitant. Et, à l’arrivée, l’enjeu du film tient beaucoup à sa mise en scène, qui adopte un point de vue très bas, avec une profondeur de champ qui n’est pas la même que celle à laquelle on est habitué, des bâtiments qui surgissent comme des éléments démesurés. Je voulais un voyage à travers une ville qu’on connaît bien, mais que ce voyage la rende complètement différente. De Paris, on filme rarement les trottoirs, les pavés, les caniveaux, les rails, les escalators… Même les toits ont des formes très étranges quand on les observe attentivement. Rien ne choque dans l’ensemble, mais si on se focalise sur une petite portion on dirait parfois qu’on est dans une architecture de science-fiction. C’était l’idée de s’approprier la ville avec ce point de vue nouveau. Et puis d’investir la banlieue, le Paris toujours en construction, qui est un peu caché, qui se cherche, qui aimerait bien rentrer mais est toujours en dehors. Un Paris en transition.

« Je voulais me servir de la main pour parler de l’humain, de quelque chose de plus grand. De même que la dimension fantastique n’est qu’un simple prisme à travers lequel je regarde notre monde. »

L’une des grandes problématiques de cinéma à laquelle se frotte le film pourrait se résumer comme suit: comment rendre cette main, si pas vivante, en tout cas expressive?

Absolument. Il n’était pas question de faire un truc drôle ou mignon, de la rendre attachante parce qu’elle fait des bonds dans tous les sens ou des choses comme ça. Il fallait également à tout prix éviter qu’elle ressemble à une araignée, à un truc monstrueux. Tout le monde me parlait de la main de La Famille Addams, mais elle représentait justement tout ce que je ne voulais pas faire, l’anti- référence par excellence. Parce que moi je voulais me servir de la main pour parler de l’humain, de quelque chose de plus grand. De même que la dimension fantastique n’est qu’un simple prisme à travers lequel je regarde notre monde. Cette main, il fallait donc qu’elle soit naturelle. Mais ça ne veut rien dire, en soi. Personne n’a jamais vu une main marcher. Il n’y a que la création divine qui produit des choses naturelles. C’est donc la mise en scène qui devait faire exister cette main, en racontant son histoire comme elle la vit. C’est-à-dire qu’elle découvre le monde du bout des doigts, de manière sensorielle. La caméra devait donc se mettre à sa hauteur, au niveau de son toucher, de son contact avec le monde, et ne pas s’éloigner d’elle. Ça peut être déroutant pour le spectateur, bien sûr, mais je pense qu’il faut pouvoir le dérouter pour le faire rentrer dans quelque chose de différent.

Quand tu parles de la caméra, on dirait que tu parles d’un film en prises de vue réelles…

Ça tient à la nature même de la direction technique pour laquelle nous avons opté. C’est-à-dire que tout est d’abord modélisé de manière assez sommaire en 3D. Mon espace de travail devient donc cet espace 3D qui, même s’il n’est pas réel, existe physiquement dans l’ordinateur. Je peux dès lors déplacer ma caméra à l’intérieur de cet espace un peu comme je la déplacerais dans la réalité. Ma mise en scène est, en ce sens, très proche d’un tournage en prises de vue réelles. Avec aussi cet avantage que la 3D me permet d’exalter des dimensions, des perspectives, que la 2D aurait beaucoup plus de mal à traduire. Les mouvements d’appareil sont donc très spatialisés. Et une fois que cette partie du chemin est faite, je termine l’autre moitié avec des animations et du décor 2D, avec du dessin, des crayonnés. Les modélisations de base sont affinées avec la 2D, on rajoute plein de détails, des choses plus organiques, qui vont rendre le résultat humain et la ville crédible. Cette partie 2D détermine vraiment le look final du film. Je voulais d’un dessin qui ne soit pas clean, qui soit fait d’accidents assumés. À travers lui, je ramène une espèce de fragilité, de brutalité aussi. L’industrie de l’animation me semble obsédée par l’idée de nettoyer les lignes, de tout rendre nickel. C’est quelque chose que je ne comprends pas. En assumant le côté crayonné, je m’ouvre tout un tas de possibilités et de rendus. C’est-à-dire que je peux me montrer très pictural, très abstrait, quand je le souhaite, et puis soudain ramener de la précision si j’en ai besoin, être davantage dans quelque chose de l’ordre de l’orfèvrerie sur un détail de main ou sur un contact avec une matière. C’est tout un langage qui s’ouvre en choisissant de travailler comme ça.

Tu fais le pari assez gonflé de te passer de voix off pour accompagner la main…

Dès le début, il a pourtant été question d’en mettre une. Ce sont les versions du scénario qui n’ont abouti à rien, parce que je conservais trop respectueusement la narration du livre. Ça ne menait nulle part, cinématographiquement parlant. On ne peut pas être à la fois dans l’instant et dans un certain recul par rapport à sa propre histoire. Les deux se cannibalisent, ça n’a pas de sens. J’ai donc commencé à tailler dans cette voix pour, à l’arrivée, ne conserver que le titre du film: J’ai perdu mon corps. C’est le seul moment où la main s’exprime, en fait. Et après elle se tait. À partir du moment où on abandonne la voix off, on se retrouve à poil. On n’a plus de béquille. Il faut trouver un langage propre. Cette main est muette, elle n’a pas de bouche, pas d’oeil, elle n’a pas d’expression. Elle a plein de handicaps, en fait. Eh bien, au lieu d’en avoir peur de tous ces handicaps, il faut en faire une force, la faire exister au maximum sans la présence des mots. Lui donner un passé, une histoire, une quête. Dans Skhizein, le jeu graphique autour d’un personnage qui était décalé, en dehors de lui-même, me permettait de traiter par la bande de la schizophrénie. Dans J’ai perdu mon corps, c’est pareil. Le recours au fantastique m’aide à mettre en lumière de manière poétique un aspect qu’on aurait eu du mal à aborder de manière frontale. Comme la difficulté à trouver sa place dans le monde. Pour moi, il n’y a tout simplement pas d’histoire sans cette problématique-là.

J’ai perdu mon corps ****(*)

De Jérémy Clapin. Avec les voix de Hakim Faris, Victoire Du Bois, Patrick d’Assumçao. 1h21. Sortie: 06/11.

J'ai perdu mon corps, merveille d'animation sensible, est notre film de la semaine

Mixant très librement couleurs et noir & blanc, 2D et 3D, J’ai perdu mon corps est le premier long métrage signé par le Français Jérémy Clapin. Soit, dans un univers poétique et urbain qui donne le vertige, celui des plus intenses épiphanies, l’histoire de la main tranchée d’un jeune homme qui s’échappe d’une salle de dissection, bien décidée à traverser la ville afin de retrouver son corps. Au cours de ce périple rythmé par une narration-tourbillon, elle se remémore en flash-backs tantôt trash, tantôt drôles, tantôt sensibles, dans tous les cas super virtuoses, les moments-clés de son existence, du trauma accablant survenu à l’enfance jusqu’à la douceur de sa rencontre avec Gabrielle. Adapté du livre Happy Hand de Guillaume Laurant, scénariste attitré de Jean-Pierre Jeunet, J’ai perdu mon corps pourrait n’être qu’un ersatz nunuche et gadget d’Amélie Poulain et consorts. À l’écran, c’est pourtant tout le contraire, tant Clapin développe à chaque seconde des idées de forme et de fond d’une fantaisie noire, d’un naturel désenchanté et d’une puissance émotionnelle rarement tutoyée ailleurs -et certainement pas chez Jeunet, donc. Porté par le travail d’orfèvrerie musicale de Dan Levy, moitié du groupe The Dø, le film, longue rêverie magique où il est au fond littéralement et avant tout question de reprendre son destin en… main, parle au coeur, au cerveau et au ventre. Sublime.

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