Critique | Cinéma

Inside: Willem Dafoe dans un huis clos étouffant

3,5 / 5
Willem Dafoe dans Inside: une performance où le geste le dispute à la méditation. © Wolfgang Ennenbach / Focus Featu
3,5 / 5

Titre - Inside

Genre - Thriller psychologique

Réalisateur-trice - Vasilis Katsoupis

Casting - Willem Dafoe, Gene Bervoets, Eliza Stuyck

Sortie - En salles

Durée - 1h45

Critique - Jean-François Pluijgers

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Vasilis Katsoupis questionne la place qu’occupe l’art dans nos vies à la faveur D’INSIDE, un huis clos claustrophobe où il enferme Willem Dafoe dans un loft luxueux abritant une collection inestimable. Un thriller psychologique abouti.

Des huis clos insolites, le cinéma en a produit quelques-uns: Lifeboat et son canot de sauvetage, ou Buried et son cercueil, par exemple. Premier long métrage de Vasilis Katsoupis, Inside choisit pour sa part d’enfermer son protagoniste dans un loft luxueux de Manhattan. Rien que de fort ordinaire, sans doute, s’il n’avait pour seule compagnie une collection d’œuvres d’art dont la nature va évoluer tandis que ce qui ne devait être qu’un contretemps fâcheux se mue en survival impitoyable. Un concept audacieux, questionnant l’importance de l’art dans nos existences, pour un film qui adopte une esthétique léchée de circonstance, un espace au design imparable accueillant des créations contemporaines sélectionnées par le curateur italien Leonardo Bigazzi. Pour un résultat tenant du thriller psychologique aussi malin que maîtrisé. “Tout est parti d’une idée forte qui, après des années de recherche sur l’architecture, l’art et la narration, a débouché sur un scénario solide susceptible de fonctionner en tant que film, explique Vasilis Katsoupis, que l’on rencontre en compagnie de Willem Dafoe dans un hôtel berlinois, au lendemain de la projection de cette production belgo- gréco-allemande à la Berlinale. Pour autant, nous ne l’avons pas tourné tel quel, mais nous nous en sommes plutôt servis comme d’un plan, qu’avec Willem nous avons essayé de faire fleurir et de développer.

Une aventure créative

La pièce maîtresse du puzzle imaginé par le réalisateur grec n’est autre que la présence du comédien new-yorkais en effet. “Il était simplement le meilleur acteur possible pour ce projet. Et j’appréciais qu’il ait une relation très forte avec l’art. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir ce qu’il a fait avec Marina Abramovic dans le spectacle de Robert Wilson.” Un euphémisme, Dafoe livrant ici une composition hors norme, une performance de contorsionniste nourrie de son background théâtral au sein du Wooster Group comme de l’expérience accumulée sur les plateaux de cinéma. “De nombreux éléments m’ont attiré dans ce projet, relève l’acteur. Vasilis, que j’ai trouvé passionné et articulé quand je l’ai rencontré, et porteur d’un projet très personnel. Il m’a fait partager ses recherches sur l’architecture, l’espace, et ce à quoi ressemblerait la collection d’objets d’art. Il fallait que cette dernière soit crédible, sans quoi le projet n’aurait pas pu fonctionner. Non que le public se serait mis à hurler si ce n’était pas bon, mais le film n’aurait pas été enraciné. Il y avait une part de risque, parce que je n’avais pas d’élément auquel me référer si ce n’est le documentaire qu’il avait réalisé, mais il m’a convaincu, et j’ai eu envie de l’accompagner dans ce projet. L’idée, aussi, qu’il m’invite à collaborer signifiait que Inside allait constituer une aventure créative où je contribuerais à l’existence même du projet, ne me contentant pas d’être un acteur qui rejoint un film juste pour faire ce qu’on attend de lui.

La prise de risque, Willem Dafoe connaît, qu’il se produise dans des spectacles expérimentaux ou qu’il s’engage aux côtés de cinéastes radicaux. Si sa filmographie aligne bien quelques blockbusters -il reste l’insurpassable Green Goblin de la saga des Spider-Man-, il ne semble jamais autant à son affaire qu’au bord de l’abîme, chez ses vieux complices Abel Ferrara ou Paul Schrader, ou quand on le retrouve devant la caméra de David Cronenberg, Lars von Trier, Sean Baker ou Robert Eggers. Et d’évoquer ce qui lui tient lieu de seconde peau: “C’est ce qui fait que ça en vaut la peine, sourit-il. Je n’y vois d’ailleurs pas une entreprise risquée: à partir du moment où je sais pourquoi je fais un film, je me sens libéré du risque, peu importe la manière dont l’expérience va tourner. Le cinéma est un processus collaboratif, et les films plus industriels me semblent un peu trop calculés. Comme acteur, c’est oppressant, et je n’ai pas l’impression de jouer aussi bien parce que je n’ai pas le même genre de contribution. Les cinéastes plus radicaux, soit ils me voient de manière spéciale, soit ils m’invitent à collaborer, voire les deux. Je ne raisonne pas en termes de risque, mais j’aime découvrir des choses inconnues, aller vers elles, et j’accepte que même si j’échoue, le fait d’avoir essayé vaut mieux qu’un résultat soigneusement ficelé. Je n’ai pas ce type d’aptitudes, ni ce genre d’intérêt. Mon principal atout, c’est que j’aime me jeter de la falaise.

Willem Dafoe prêt à se jeter à l'eau.
Willem Dafoe prêt à se jeter à l’eau. © Wolfgang Ennenbach / Focus Featu

Inside lui en a assurément donné l’occasion, Willem Dafoe en monopolisant l’écran de bout en bout, pour une performance où le geste le dispute à la méditation, tandis que Nemo, son personnage, connaît une métamorphose tant physique que psychique. Une entreprise facilitée, explique-t-il, par la nature même du projet: “Tourner chronologiquement en étant seul, avec très peu de texte, et en jouant les scènes en lien étroit avec l’espace est quelque chose dans quoi je pouvais me projeter, sans doute en raison de mon expérience théâtrale. Ça tenait un peu de l’art de la performance.” Et de poursuivre: “Tourner chronologiquement apporte aussi une tournure d’esprit: on ne ressent pas l’obligation de s’inquiéter d’un passé où l’on plante les petites graines qui viendront nourrir les émotions, on prend moment par moment, un fait après l’autre. Rester dans un espace unique, qui se détériore lentement à mesure que l’on tourne crée aussi un rythme et une histoire: on n’a pas le sentiment de suivre une intrigue préconstruite, mais que quelque chose de vivant se produit, qui vous porte et vous dicte quoi faire, comme ça peut arriver dans la vie dans certaines circonstances. Ce type de sensation est créatif, on ne pourrait pas l’obtenir en faisant des allers et retours dans l’histoire, parce qu’il faut alors anticiper certains éléments, aussi simples qu’une coupure sur le front ou une barbe. Toutes choses dont nous n’avons pas eu à nous préoccuper, à l’inverse d’un film conventionnel, où il faut veiller à être raccord.

Alors que la situation de Nemo se fait toujours plus inextricable, le film questionne l’importance et la valeur de l’art. « Un des maux de la société moderne, c’est que nous n’apprécions plus l’art qu’à travers sa valeur monétaire, observe Vasilis Katsoupis. Alors que l’art, dans sa forme la plus pure, c’est la communication, c’est un moyen pour une civilisation de communiquer, et cela depuis des temps anciens. Ce que nous savons d’anciennes civilisations nous a été transmis par les témoignages artistiques qui ont subsisté. L’art est une capsule temporelle: quand cette civilisation moderne va s’écrouler, une partie de sa culture va subsister, et constituera le témoignage de notre existence pour le futur. L’art, c’est l’expression et la communication.” “La nature nous ouvre une porte vers des choses au-delà de ce monde, et ça vaut pour l’art également, renchérit Willem Dafoe. Le mystère de l’art nous fait sortir de la routine du quotidien, et nous pousse vers un endroit qui ne peut pas nécessairement être expliqué ni même être utile dans ce monde que nous voyons. C’est une opportunité de sauter dans un autre type de conscience.

Ce qui, à l’écran, passe aussi par une transformation radicale, le corps de Nemo devenant lui-même une œuvre d’art, en une démarche que l’on serait enclin à rapprocher du travail de l’acteur: “Je vis dans mon corps, et jouer revient à faire, ce pour quoi mon corps se doit d’être flexible. J’aime le mouvement. Le langage des gestes est concret mais aussi abstrait, parce que le langage du corps, même si on en connaît certains éléments, reste très mystérieux, beaucoup plus que le langage parlé, codé par nos soins. Je fais confiance à mon corps, je pense qu’il a une sagesse propre, et qu’il me permet d’accéder à des choses que je ne contrôle pas, mais qu’il exprime. Il y a aussi une part de curiosité: ça ne dure pas longtemps, mais à mesure que l’état physique de Nemo se dégrade, et qu’il s’occasionne cette blessure à la jambe par exemple, on commence à avoir une relation différente à son propre corps, ce qui devient une partie intégrante de l’histoire également. J’imagine en être conscient: trouver le geste, c’est jouer, et ça me plaît.Quelque chose comme une expression mouvante mais définitive du Body Art…

Inside ***1/2

Quelles seraient les trois choses que vous sauveriez si votre maison venait à brûler?” Premier long métrage de Valisis Katsoupis, Inside s’ouvre sur cette question que va avoir tout loisir de méditer son protagoniste principal (et presque exclusif): maître-cambrioleur spécialisé dans le vol d’œuvres d’art, Nemo (Willem Dafoe) se retrouve piégé dans le luxueux penthouse new-yorkais où il s’était introduit par effraction. L’espoir de voir quelqu’un venir de l’extérieur s’amenuisant rapidement, ce qui n’était au départ qu’un fâcheux contretemps tourne bientôt au cauchemar, le loft se muant en prison dorée, la collection qu’il s’apprêtait à dérober (et qui est un personnage à part entière du film) lui tenant lieu d’unique compagne alors qu’il devient le “héros” malgré lui d’un survival rendu plus épuisant encore par les caprices de la climatisation…

Inside repose sur un concept séduisant sur le papier mais difficile à traduire de manière concluante à l’écran. Un défi dont Vasilis Katsoupis s’acquitte cependant avec une maîtrise impressionnante, tirant le meilleur parti de son décor choisi, tout en jouant efficacement des ressorts du thriller psychologique, descente aux enfers et montée de tension dansant ici le tango. Signant un huis clos claustrophobe arty, le réalisateur grec a aussi trouvé en Willem Dafoe le partenaire créatif idéal. Rompu au théâtre expérimental comme au cinéma le plus audacieux, l’acteur signe ici une performance soufflante, réussissant à traduire l’évolution émotionnelle de son personnage tout en opérant une mutation saisissante sous les yeux du spectateur, pour une expérience de cinéma audacieuse où le corps se ferait œuvre d’art ultime.

De Vasilis Katsoupis. Avec Willem Dafoe, Gene Bervoets, Eliza Stuyck. 1 h 45. Sortie: 29/03.

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