PAS DE CHOC ESTHÉTIQUE MAJEUR À LA 5E EDITION DES SONY WORLD PHOTOGRAPHY AWARDS À LONDRES MAIS CERTAINS ÉCLAIRAGES CONFIRMANT QUE LA CONVULSION DE LA PLANÈTE SE VISUALISE AUSSI EN SPASMES ÉPURÉS.

Un cadavre d’anonyme mexicain, un autre cadavre, celui-là de photographe français. On voit le premier au cours de l’exposition tenue à la Somerset House par les Sony World Photography Awards, le second, celui de Rémi Ochlik, tué le 22 février 2012 en Syrie, restera invisible. La première image signée Fernando Alfonso Brito présente donc un homme les mains liées dans le dos, visage plongé dans la terre d’un morceau vague de Mexique. Comme si la mort n’était pas tranchée, un papier blanc barré d’un  » cadaver » a été rajouté sur le dos inerte. On ne sait trop si c’est un mépris supplémentaire des assassins ou une banale indication de police. A la cérémonie des Sony Awards au Hilton de Park Lane, Rémi Ochlik fait l’objet d’une mini-haie d’honneur photographique: sur écran géant, face à 500 convives endimanchés, défilent son sourire juvénile de 28 ans et quelques-unes de ses dernières images, captées lors du sanglant naufrage de Kadhafi. Entre le jeune Français tué par les forces de Bachar el-Assad et le morceau de chair victime des trafiquants de came mexicains, on retiendra inévitablement le premier. Peut-être parce que sa mort a instantanément médiatisé un statut déjà favorisé. Occidental, comme la plupart des médias qui décident des images du monde.

Cent douze mille images (…) venant de 171 pays ont été proposées aux jurés des Sony Awards 2012. Cette cinquième édition est toujours une collaboration entre la World Photography Organisation et Sony. Le géant japonais, dont les résultats 2011 sentent le tsunami -on parle de plusieurs milliards de dollars de pertes-, en est donc à sa cinquième incursion photo. Clairement, l’électronicien nippon n’est pas là uniquement pour la beauté de l’art: il doit aussi valider sa démarche industrielle face à Nikon et Canon, dominateurs du marché. D’où le raout londonien, les petits fours et cette récolte mondiale de plus de 100 000 images dont quelques dizaines sont publiquement exposées à la Somerset londonienne (1). Le grand gagnant s’appelle Mitch Dobrowner, Nord-Américain de L.A., vainqueur d’une des quatorze catégories professionnelles -celle du paysage- ainsi que de l’Iris d’Or, sorte de Palme version 24×36, même si Mitch, comme une bonne partie des compétiteurs, signe désormais son travail en numérique. Mitch est un attrapeur de tornades: il passe des semaines à les poursuivre dans les plaines venteuses de l’Iowa, du Texas ou du Dakota. Il en résulte une beauté -c’est le cas de le dire- foudroyée en noir et blanc: parfois la tornade dévore tout le ciel, à d’autres moments, le phénomène ressemble à un tournevis fou planté dans la terre électrique de l’Amérique. Le tout décline des gris crémeux et des cumulus aux allures de cappuccino sous acide. Impressionnant et même voluptueux.  » Je fais des poses d’une à quinze secondes« , explique le Mitch, 55 piges et un petit air de freak échappé d’un inédit de Crumb.  » Je veux que la tornade soit la plus visible possible, il m’arrive de passer deux semaines sans pouvoir prendre une seule bonne photo. Dieu s’assure que vous êtes là pour de bonnes raisons (sourire). En fait la quête m’intéresse autant que le résultat, mais quand je suis face à l’animal, j’ai des frissons partout. » Mitch raconte comment en juillet 2009, emmené par son guide  » Spécial Tornades« , il se livre à une course-poursuite de neuf heures dans le Sud Dakota avec cette gigantesque chose pulvérisant les nuages:  » On était là face à un vent de 100 km/heure, avec l’impression d’être juste à côté d’un aspirateur de 20 kilomètres de haut. » Cet ancien voisin de Frank Zappa saisit un moment de nature digne d’Ansel Adams, l’ultime photographe du paysage américain (1902-1984). Cette volupté d’immobiliser la furie du mouvement, Mitch Dobrowner la conçoit uniquement pour le circuit des galeries -une demi-douzaine le représentent, dont une parisienne- et si ses images atterrissent dans un magazine, c’est vers la Rolls du genre, celle du National Geographic.  » Ils paient entre 25 000 et 40 000 dollars le reportage, ce qui n’est pas mal (…) alors que mes tirages se vendent entre 1000 et 15 000 dollars. »

Epures

Mitch repartira de Londres lesté d’un enviable prix Sony -25 000 dollars en cash plus un équipement photo…- et la confirmation que le classicisme n’est pas mort. Il donne aussi le ton d’une édition sans fracas: l’année dernière, on avait pris de plein fouet les travaux d’Alejandro Chaskielberg, Argentin fractionnant la beauté en somptueuses digressions digitales. Cette fois-ci, il reste davantage une impression d’épure. On ne parle pas du double vainqueur en pub, l’Allemand Peter Franck: sa série Fashion évoque du Martin Parr délavé et sans humour. Son autre, destinée à une agence de Stuttgart, prise dans un studio de domination, dilue tout sentiment d’excitation sexuelle via un catalogue d’objets inactifs donc impuissants. Le jury a curieusement choisi Franck alors que les images de l’Anglaise Laura Pannack, classée seconde en « campagne de pub », sont autrement marquantes. D’abord, par leur style, épuré, signifiant, lumineux, identifiable sur ses autres travaux (www.laurapannack.com). La commande est celle d’un organisme hollandais sur les effets du divorce chez les enfants: Pannack a saisi un garçon regardant la télévision et puis une fille, figée devant son petit-déjeuner. Tous deux ont une dizaine d’années. Leur visage affiche une douceur triste et leur corps, un slogan tatoué. Celui du gamin, en pleine poitrine, dit « If you go to your father, you can stay there », l’autre, calligraphié sur l’avant-bras, clame « Your Mother ruined us all ». Cette cruauté sans fin s’insère dans une enveloppe corporelle qui intrigue et distille une forme de mystère, définition somme toute potable de la notion d’art. Comme toutes les autres expos photographiques, celle de Sony traque inévitablement la question: où se trouve la frontière entre représentation du monde et expression personnelle? On dirait, assez banalement, que la balance se tient lorsque la forme épouse idéalement son sujet, sans suprématie de l’un sur l’autre: c’est le cas de l’Anglais Andrew McConnell (voir couverture) saisissant en N/B le surf à Gaza -la mer comme issue d’une prison à ciel ouvert- ou de la Suédoise Maja Daniels racontant en photos pastels la vie d’inséparables jumelles parisiennes. Ou encore dans cette vision d’Alejandro Cartagena d’ouvriers-navetteurs entassés à l’arrière de camions en route pour l’enfer urbain de Mexico. Ce n’est pas qu’on ne savait pas que cela existait, simplement on ne l’avait pas encore vu. Parfois, la photo sert aussi à cela: rassurer le Saint-Thomas qui sommeille en nous. l

(1) JUSQU’AU 20 MAI, WWW.SOMERSETHOUSE.ORG.UK

u PALMARÈS COMPLET SUR WWW.WORLDPHOTO.ORG

TEXTE PHILIPPE CORNET, À LONDRES

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