« Il n’y a pas de statut social de l’artiste en Belgique. Il n’existe pas »

David Murgia dans le film Les Premiers, Les Derniers de Bouli Lanners © Isopix/Collection Christophel - Versus Production / Adcb Films / Rita Productions / Belgacom / Wild Bunch Distribution
Julie Nicosia
Julie Nicosia Journaliste

David Murgia, acteur engagé et notamment membre et co-créateur du Collectif Raoul, revient sur l’épineuse question du statut d’artiste en Belgique, sur la crise sanitaire et la culture de demain. Entretien.

Il n’en est pas à son premier coup de gueule ou sa première dénonciation. Que ce soit dans les personnages ou scénarios qu’il incarne, David Murgia n’a pas la langue dans sa poche. Comme lorsqu’il a accusé la police de Bruxelles de violences ou lors de la création du mouvement « Tout autre chose », mouvement citoyen belge francophone, cousin du mouvement néerlandophone Hart boven Hard.

Surnommé « Réveilleur d’âmes » par Libération grâce à la pièce Discours à la nation, le Verviétois d’origine a su s’imposer dans un style de théâtre à la fois lisible, engagé, dénonciateur, reflet du quotidien.

Toujours à l’affût, entre un tournage – interrompu – à Arles en France, la reprise des répétitions de Une Cérémonie du Collectif Raoul et la création de sa prochaine pièce, Pueblo, en collaboration avec le génie italien Ascanio Celestini, l’acteur revient sur de nombreuses questions qu’a soulevées la crise sanitaire belge et mondiale.

Que se cache-t-il, concrètement, derrière le vocable « statut d’artiste » en Belgique?

Concrètement, il n’y a pas de statut social de l’artiste en Belgique. Il n’existe pas. Des politiques au secteur en passant par les syndicats, nous utilisons tous ce groupe de mots pour nommer les règles de notre condition sociale. Mais l’ONEM se plaît à nous rappeler, en temps voulu, l’importance d’utiliser le vocabulaire correct: nous sommes des demandeurs d’emploi. Et nous bénéficions, pour ceux qui ont la chance de trouver des contrats (car il faut savoir que, pour survivre, notre secteur s’est construit en s’appuyant sur un spectre important de temps de travail non contractualisé) et à condition d’un parcours du combattant devenu quasiment inaccessible aux jeunes sortant aujourd’hui des écoles, d’une dérogation particulière assouplissant la dégressivité des allocations de chômage.

À partir de là, il faut « jouer le jeu », activer de manière exemplaire notre comportement de recherche d’emploi, éteindre, par des démarches administratives abracadabrantes, les suspicions de l’ONEM, des organismes de paiement, répondre aux convocations du Forem et d’Actiris, etc. etc. Il n’existe pas, en Belgique, de statut social qui prenne en compte les conditions de travail particulières (contrats courts, irréguliers, très souvent précarisés, provenant d’employeurs variés) des intermittents – du spectacle ou d’autres secteurs.

La crise sanitaire montre-t-elle les limites de ce « statut »?

Non. Les limites de nos conditions de vie, liées entre autres à l’inexistence de notre statut social, mais aussi à un ensemble complexe de particularités inhérentes à nos métiers, nous les connaissons depuis de nombreuses années. Nous en faisons régulièrement état et, du fédéral au communautaire, nos politiques les connaissent. Ce que les crises opèrent, c’est plutôt un effet de loupe sur une violence préexistante. Une exacerbation des conditions limites que nous connaissons: nous avons peu de droits, sommes constamment suspectés de fraude ou d’inactivité, nous sommes peu ou mal représentés, peu ou mal organisés, car atomisés, peu ou mal fédérés. Ce que nous rappelle prioritairement la crise, c’est que nous n’avons pas à nous habituer à cet état de fait. Il faut que soit reconnue et mieux comprise l’intermittence du spectacle, et l’intermittence en général (en effet, hors du secteur culturel, on voit à quel point sont mis à mal, par cette crise, toutes les personnes qui dépendent de contrats courts et intérimaires) et il est indispensable que chacun et chacune d’entre nous se sentent et soit sécurité sans avoir à s’occuper de jouer un jeu de rôle permanent. Une situation déjà limite en temps normal est inévitablement vouée à la catastrophe en temps de crise. La crise nous apporte juste une loupe sur la grande précarité de notre secteur, et sur les bouts de ficelle qui font tenir le château de cartes.

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Qu’est-ce que permet le statut d’intermittent, comme en France?

Je n’ai jamais vécu le statut social d’intermittent du spectacle en France. Il reste un statut social pour travailleurs précaires, mais qui fait l’objet d’une branche spécifique à « Pôle Emploi » et qui bénéficie d’une assurance chômage spécifique. Même si je ne doute pas qu’il soit soumis à pas mal de difficultés j’ai l’impression que le jeu est moins schizophrénique que chez nous. S’il est soumis à une revalidation chaque année, il semble, légalement en tout cas, prendre mieux en compte la spécificité de nos métiers.

Quel statut alors pour l’artiste, intermittence du spectacle?

Je souhaite un statut qui reconnaisse les particularités de notre travail et l’état du secteur. Un statut qui nous permette de nous assumer en tant que travailleur et travailleuse comme les autres. Je souhaite m’habituer à recevoir les droits dont bénéficient les autres travailleurs et travailleuses et trouver cela « normal ». Je souhaite ne pas être perçu par les hautes instances administratives comme un suspect permanent. Il est difficile de faire des comparaisons, car les contextes dans lesquels évolue la culture et les artistes sont très différents d’un pays à l’autre. La seule chose qui soit nécessaire, partout, c’est d’avoir des travailleurs et des travailleuses reconnu.es dans un secteur culturel en bonne santé, c’est à dire largement refinancé. Car pour moi, le plus important, c’est cela: un plan d’aide et de soutien massif à la culture, conjoint à la solidification d’un statut social digne.

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Comment avez-vous vécu la crise sanitaire en tant qu’artiste?

J’ai été très en colère en constatant la progression du nombre de collègues en difficultés. Moi-même, suite à l’interruption du tournage sur lequel je travaillais en France, j’ai fait une demande de chômage temporaire… c’était très risqué! Cela m’a valu un tour de contrôle administratif pharaonique (employeur français, demande de documents pour travailleurs détachés, preuve de travail sur janvier et février, etc.) qui n’est toujours pas terminé aujourd’hui! Résultat: je n’ai plus touché d’allocation depuis le mois de mars. C’est une situation très concrète. Heureusement je sortais d’une période de travail conséquente, j’avais quelques ressources. Mais si j’avais été dans la situation où je sors d’une période plus compliquée, et que j’avais des enfants à nourrir, cela aurait été compliqué. C’est dans ces situations insupportables que j’ai vu de nombreux amis se débattre ces derniers mois. Ça m’a mis en colère et a revigoré une vieille intuition: ne nous habituons pas à ça.

Les artistes sont-ils les oubliés des pouvoirs publics dans cette crise?

Oubliés? Non, ils savaient que nous étions là. C’est juste que les artistes et la culture n’a que très peu d’importance pour ce gouvernement et ses politiques de relance. Nous avons eu droit au mépris. Alors – mais on a l’habitude – on a dû faire par nous-mêmes, répéter la valeur que nous créons (la traduire en chiffres, ils aiment bien ça!), redire l’utilité de l’art, l’importance de la culture dans une démocratie, crier à la précarité, et défendre les plus fragilisés.

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Selon vous, à quoi ressemblera la culture de demain?

Je crois qu’il faut faire les choses pour comprendre comment elles fonctionnent. Alors je veux reprendre les répétitions, vite, et jouer, vite, et commencer à recoller des morceaux. Je ne me fais pas d’illusions sur les perspectives à venir en termes de politiques culturelles et économiques. On s’approche d’une phase clivante. Depuis de nombreuses années, nous ne faisons que résister aux assauts qui détruisent notre sécurité sociale et je n’ai aucun doute sur le fait qu’il faudra redoubler d’intensité ces prochains mois. Je n’ai pas confiance en leur idée de la relance. Je n’ai pas confiance en leur idée de la culture. La culture, l’associatif, la santé, l’éducation… c’est l’ensemble du non marchand qui est concerné, demain, par la construction d’un avenir différent. Il faudra lutter ensemble, ou tout perdre.

David Murgia en quelques actes

Au théâtre:

2007: À la mémoire d’Anna Politkovskaïa de Lars Norén

2007: Jeux de lois de Fabrice Murgia et Francis D’Ostuni

2008: Si demain vous déplaît de Armel Roussel

2009: Le Chagrin des ogres de Fabrice Murgia

2010: Tête à claques de Jean Lambert

2011: Quai Ouest de Isabelle Gyselinx

2012: Le Signal du promeneur du Raoul collectif

2013: Discours à la Nation d’Ascanio Celestini et David Murgia

2014: L’âme des cafards de David Murgia (forme courte)

2015: Rumeur et petits jours de Raoul collectif

2017: Laika d’Ascanio Celestini et David Murgia.

Au cinéma:

2010: Rundskop de Michaël R. Roskam: Bruno Schepers jeune

2012: Je suis supporter du Standard de Riton Liebman: Looping

2014: Geronimo de Tony Gatlif: Lucky

2015: Le Tout Nouveau Testament de Jaco Van Dormael: Jésus Christ

2015: Les Premiers, les derniers de Bouli Lanners: Willy

Nominations et récompenses:

2010: Meilleur Second Rôle masculin (Prix du Public) au Festival Jean Carmet de Moulins pour son rôle dans La régate de Bernard Bellefroid. (nomination)

2012: Meilleur espoir masculin aux Magritte du cinéma pour Rundskop. (nomination)

2013: Meilleur espoir masculin aux Magritte du cinéma pour La Tête la première

2015: Molière de la révélation masculine pour Discours à la Nation (nomination)

2017: Meilleur acteur dans un second rôle aux Magritte du cinéma pour Les Premiers, les derniers

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