Histoire de fantômes québécois

Falcon Lake, l'éveil à la sensualité de deux adolescents unis par un lien singulier. © National

Avec Falcon Lake, Charlotte Le Bon réussit une adaptation bourrée de naturel, de drôlerie et de sensibilité de la bande dessinée Une sœur de Bastien Vivès.

On n’attendait pas forcément Charlotte Le Bon sur le terrain du drame adolescent, délicatement infusé d’éléments de cinéma de genre. Avec Falcon Lake, son premier long métrage en tant que réalisatrice, la comédienne québécoise (L’Écume des jours de Michel Gondry, Yves Saint Laurent de Jalil Lespert, The Walk de Robert Zemeckis), ex-mannequin et illustratrice révélée en miss météo sur Canal+ en 2010, adapte très librement la bande dessinée Une sœur de Bastien Vivès, conte d’été sensible, quasiment rohmérien, chroniquant la naissance du désir sur fond de mélancolie teintée d’érotisme. Tourné au cœur de la forêt des Laurentides, région du Québec s’étendant sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent, à proximité d’une petite ville qui s’appelle Gore (ça ne s’invente pas), le film vient greffer une troublante histoire de fantômes sur le fragile lien naissant qui unit Bastien, 13 ans, à Chloé, 16 ans, au cours de leurs vacances en famille.

À toutes fins utiles, on précise que l’entretien qui suit avec Charlotte Le Bon a été réalisé à Cannes en mai dernier. Bien avant, donc, la récente et violente polémique autour de Bastien Vivès, qu’on se gardera bien de raviver ici, le bédéiste français n’ayant de toute façon pas été impliqué dans l’écriture du film…

Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous emparer de la trame de la BD de Bastien Vivès?

C’est Jalil Lespert qui m’a mis la BD entre les mains. J’étais en pleine post-production de mon premier court métrage, Judith Hotel, en 2018 et Jalil est passé me dire bonjour en salle de montage. Il a vu ce que je faisais et je pense que ça lui a plu. Il m’a tendu la BD et, le soir même, je l’appelais pour lui dire que j’allais faire le film. J’aimais la façon dont Bastien Vivès dépeignait ses premières pulsions sexuelles. Je trouvais qu’il ne se gênait pas du tout avec le sujet, sans tomber non plus nécessairement dans quelque chose de trop cru. Ce n’était jamais vulgaire. Et puis moi surtout, ce qui m’a eue, c’est la fin de la BD, qui jette un voile grave sur toute cette histoire qui sinon pourrait peut-être sembler un peu banale ou générique.

Falcon Lake, l'éveil à la sensualité de deux adolescents unis par un lien singulier.
Falcon Lake, l’éveil à la sensualité de deux adolescents unis par un lien singulier. © National

Cette histoire, ça vous semblait évident que vous alliez pouvoir pleinement vous l’approprier?

Dès le début, c’était en tout cas une évidence pour moi de transposer le récit au Canada. Parce que j’avais envie de filmer ces paysages-là. J’ai grandi entourée de la forêt et des lacs canadiens quand j’étais adolescente, et je voulais absolument renouer avec cet environnement-là. Mes deux premières versions du scénario étaient par contre très scolaires. Je sentais qu’il manquait quelque chose. Ce n’est vraiment qu’en décidant d’amener le récit vers les codes des films que j’aime, c’est-à-dire les films de genre, que le déclic s’est fait. C’est en greffant cette idée des fantômes que j’ai enfin réussi à trouver l’identité de l’histoire que j’avais envie de raconter.

Quel est votre rapport avec le cinéma de genre?

C’est-à-dire que mes vrais premiers gros souvenirs de cinéma, ce sont des films d’horreur. La notion d’interdit qui entoure ce type d’objets quand on est enfant ou adolescente fait qu’on se sent puissamment attirée vers eux. Le premier film d’horreur que j’ai vu, c’était un film gore et vraiment très nul qui s’appelle L’Innommable. L’histoire d’une espèce de monstre qui vit dans une garde-robe. Ensuite ça a été le festival des slashers: Scream, Souviens-toi… l’été dernier… Et puis je suis remontée jusqu’à Shining et ce film-là m’a vraiment accompagnée pendant des mois. Il m’a laissé un truc dans le ventre que je n’avais jamais ressenti auparavant.

Les BD de Bastien Vivès sont guidées par un point de vue très masculin. Vous êtes-vous posé la question de la spécificité de votre point de vue féminin sur cette histoire?

Bien sûr. J’ai mis beaucoup de moi dans le personnage de Chloé. Je trouvais intéressant que, comme Bastien, elle ne sache pas trop quoi faire avec ses pulsions sexuelles. Elle est intimidée par la sexualité des autres, elle a besoin de se sentir en confiance pour pouvoir passer une étape. Et il y a aussi plein de choses dans sa façon d’agir, de marcher, de se vêtir… Je n’avais pas envie d’être dans des stéréotypes de féminité. J’avais envie qu’elle soit un peu plus rude au début, moins facile. Il y a une scène où elle se masturbe dans le film, et au cinéma souvent, quand les femmes se masturbent, elles sont sur le dos, on ne voit rien, on voit juste une main qui descend et elles jouissent en une minute. Et bon moi ça, ça ne m’est jamais arrivé, je ne sais pas ce qu’elles font, mais ce n’est pas comme ça que ça fonctionne (sourire). Et donc pour cette scène-là, c’était aussi très important pour moi que Chloé ne soit pas en petite tenue ou en bikini. Je voulais qu’elle ait son hoodie, qu’elle ait la tête écrasée sur le lit… Dans la BD, elle prenait la main du jeune garçon et elle la mettait sur son sexe. Mais pour faire ça, il faut déjà avoir une énorme expérience sexuelle. Dans mon film, Chloé se connaît, elle sait comment se donner du plaisir, et je trouvais ça d’autant plus sensuel et fort qu’elle le force un peu à la regarder se toucher.

Falcon Lake, l'éveil à la sensualité de deux adolescents unis par un lien singulier.
Falcon Lake, l’éveil à la sensualité de deux adolescents unis par un lien singulier. © National

À l’écran, la nature québécoise semble constamment venir refléter et extérioriser les sentiments complexes qui agitent les protagonistes…

Oui, je trouvais ça intéressant de pouvoir utiliser la nature canadienne, qui est un peu ambivalente, entre lumière et noirceur, pour essayer de faire une espèce de jeu de miroirs entre ce qui se passe à l’intérieur de mes personnages et ce qui se joue autour d’eux. Moi j’ai grandi dans ces paysages et, en faisant le film, je me suis autant identifiée à Bastien qu’à Chloé, en fait. C’est-à-dire que, comme Chloé, j’ai beaucoup dormi avec des garçons avec qui il ne s’est jamais rien passé ou presque. Je testais un peu les choses. Et je crois que c’est comme ça aussi qu’on finit par se construire et qu’on apprend à se connaître. Et puis parfois on fait du mal aux gens, mais ce n’est pas intentionnel. Mais j’ai également été dans la position de Bastien, qui est complètement convaincu qu’il n’est pas assez bien pour cette personne, qui doute de lui, qui veut l’impressionner et ça marche à moitié (sourire). J’aimais aussi cette idée de montrer une autre facette de la virilité dans une relation hétérosexuelle, parce que j’ai eu beaucoup d’amis garçons et ils me parlaient aussi énormément de leurs relations amoureuses, de leurs histoires de cœur brisé… Ce n’est pas l’apanage des filles. On est vraiment très similaires.

Le film travaille beaucoup le double motif de l’apparition et de la disparition. C’est vrai aussi s’agissant des parents dans le film, qui sont présents mais quasiment invisibles, un peu comme dans un film d’horreur récent d’ailleurs: It Follows de David Robert Mitchell…

Oui c’est vrai, c’est très proche de It Follows là-dessus. Je crois que quand on est adolescents, le cœur de notre vie est vraiment notre vie sociale et amoureuse. On apprend à se définir au contact de ceux qui ont notre âge, et peu à peu on essaie de se défaire de l’influence du cercle familial. Probablement pour ne plus se sentir comme un enfant. Et donc c’était vraiment important pour moi que les parents restent dans une espèce d’arrière-fond. Cet effacement des parents était déjà très présent dans la BD et c’est un truc qui me plaisait bien. J’ai donc essayé de créer une sorte de bulle autour de mes jeunes protagonistes, aussi bien visuellement que d’un point de vue sonore.

On vous connaît davantage en tant qu’actrice qu’en tant qu’artiste plasticienne. Pouvez-vous expliquer un peu votre parcours de ce côté?

Je peins et je dessine depuis que je suis très jeune. J’ai fait l’équivalent d’un bac en arts plastiques, et je me destinais vraiment à ça. Mais quand j’avais 16 ans, on m’a proposé par hasard d’être mannequin. Et au début de ma vie d’adulte, je faisais des allers-retours entre Paris et Montréal. Vers 23 ans, cela dit, on a décrété que je commençais à être un peu vieille pour ce métier… Je faisais des illustrations pour un magazine, et lors d’une fête d’anniversaire de ce même magazine, il y a une photo qui a été prise et qui est tombée entre les mains d’une fille qui travaillait chez Canal+. Et c’est comme ça que je me suis retrouvée chez eux puis que j’ai commencé ma carrière d’actrice. Durant plusieurs années, j’ai vraiment été dans une espèce de boulimie de travail en tant que comédienne, mais ça n’a jamais été un métier-passion. Et puis, pour être tout à fait honnête, j’ai vécu beaucoup de frustrations sur les plateaux, parce que je me retrouvais souvent face à des metteurs en scène avec lesquels je ne me sentais pas du tout sur la même longueur d’ondes. J’ai donc ressenti le besoin de revenir vers l’art, parce qu’il y avait d’évidence quelque chose qui me manquait dans ma vie. J’ai alors recommencé à dessiner, à peindre, j’ai monté des expos, et puis j’ai fait un court métrage. La réalisation est pour moi aujourd’hui une espèce de continuité logique de mon parcours, qui synthétise en un sens tous les mondes que j’aime: les images, le désir de raconter des histoires, l’amour du jeu…

Charlotte Le Bon sur le tournage de Falcon Lake.
Charlotte Le Bon sur le tournage de Falcon Lake. © National

En commençant très jeune dans le mannequinat, avez-vous eu le sentiment de vous retrouver enfermée dans une image réductrice, voire même aliénante, de vous-même?

Alors oui, carrément. Être mannequin, c’est très particulier, parce qu’on se retrouve entièrement dépossédée de son image. On ne vous demande jamais votre avis. On parle de vous à la troisième personne alors que vous êtes là dans la pièce. C’est complètement déshumanisant. Mais en tant qu’actrice aussi, on se sent dépossédée de quelque chose, je trouve. Et puis surtout on vous cantonne très rapidement. C’est-à-dire que quand je suis sortie de Canal+, tout de suite on m’a mise dans une case de jeune fille gentille, pétillante… Et c’est vrai que j’ai un peu enchaîné les rôles comme ça. Mais à un moment, ça m’a juste saoulée. Parce que j’avais l’impression d’avoir tellement plus en moi. J’avais envie de montrer d’autres facettes. Ce n’est que récemment que j’ai pu incarner des méchantes à l’écran, par exemple. Dans une série québécoise, d’abord, qui s’appelle C’est comme ça que je t’aime, et puis dans un film d’horreur américain qui s’appelle Fresh, où je joue la femme d’un type vraiment mauvais. C’était super agréable d’enfin pouvoir montrer un autre visage.

Comment voyez-vous la suite de votre parcours?

Je ne suis pas dans un rejet complet du job d’actrice, mais disons que je trie beaucoup plus qu’avant. La réalisation est vraiment pour moi un métier coup de cœur. Ça a été une évidence dès 2018 quand j’ai signé mon court métrage. Je suis sortie de cette expérience gonflée à bloc. Et je le suis encore aujourd’hui. D’ailleurs je travaille déjà sur mon deuxième long métrage. C’est encore un peu vague mais c’est inspiré d’une histoire vraie, qui est celle de l’un de mes meilleurs amis qui a vécu dans un appartement hanté pendant deux mois dans la ville de Québec. Donc là je pense que ça va sans doute être encore plus assumé en termes de film de genre (sourire).

Falcon Lake

D’une irrésistible drôlerie et d’une infinie délicatesse, cette chronique lumineuse d’un été passé au bord d’un lac au Québec baigne dans une atmosphère de douce étrangeté, à la lisière du fantastique. L’éveil à la sensualité de deux adolescents (Bastien, 13 ans, et Chloé, 16 ans) unis par un lien singulier y compose la trame, idéalement éthérée, d’un récit d’apprentissage tendre et cruel à la fois, hanté par une fascinante histoire de fantômes. Une formidable réussite, entre fragilité, grâce et mystère.

De Charlotte Le Bon. Avec Joseph Engel, Sara Montpetit. 1 h 40. Sortie: 28/12. 8

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