Fontaines D.C., l’étoffe des héros

Grian Chatten (à droite) et ses Fontaines D.C. au grand complet. Un groupe qui a du chien. © POONEH GHANA
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Fontaines D.C. se calme, se complexifie et s’assombrit sur un deuxième album (A Hero’s Death) qui sent bon la consécration. Rencontre.

Il fait le tour avec son téléphone pour montrer à quoi la pièce ressemble. Grian Chatten vit essentiellement à Londres mais depuis fin mai, il est chez ses parents, non loin de Dublin. C’est là, près de la mer, qu’il a voulu se réfugier dès qu’il a réalisé que le confinement risquait de s’éterniser. Jeune, malin et lettré, Fontaines D.C. est l’un des rares groupes à guitares qui a réussi à massivement s’imposer ces dernières années. Planqué derrière des lunettes de soleil, l’affable chanteur irlandais raconte le successeur de Dogrel et la rançon du succès.

Vous devriez enchaîner les festivals pour le moment. À quoi ressemble votre quotidien?

Je lis et j’écris beaucoup. Égoïstement parlant, cette pause nous a fait du bien. Elle nous a permis de prendre le repos dont on avait besoin. Même si je dois bien l’avouer, je commence à m’ennuyer. Pour l’instant, je suis sur Dernier bateau pour Tanger, un bouquin de Kevin Barry. C’est extrêmement passionné. Assez sombre. Clairement et lourdement influencé par Joyce et Beckett. Un côté En attendant Godot. Pour nous, l’été se résumera à la sortie de l’album. Tout ce que je peux faire en termes de boulot, c’est en assurer la promo. Mais on va aussi, surtout, essayer de passer le plus de temps possible ensemble en tant qu’amis. S’assurer que nous ne soyons pas devenus des business partners au moment de s’attaquer à notre troisième disque comme ça arrive à beaucoup trop de groupes. Je pense qu’on va très vite se mettre à plancher sur de nouvelles chansons d’ailleurs.

Vous semblez avoir vécu des moments difficiles sur la route. Vous avez même passé des journées sans vous adresser la parole…

Je pense que le succès nous a embrouillés. Physiquement déjà, c’est quelque chose de réellement épuisant. On n’était pas en bonne santé. À cause de notre alimentation, de la picole, du manque de sommeil. Le changement constant d’environnement est aussi perturbant. Je parle de lieux mais également de visages… Tu as l’impression que tout et tout le monde est dénué de sens, de signification. Quel est l’intérêt de savoir comment quelqu’un s’appelle? Tu es là pour trois heures. Tu as en face de toi des gens que tu ne reverras jamais… Tout ça te déconnecte de la réalité et c’est dur de s’y reconfronter en rentrant à la maison. On savait ce qui nous attendait. J’ai vraiment veillé à protéger ma personnalité et à ne pas me perdre. Mais même quand tu as conscience de tout ça, ça arrive quand même. Résister nécessite pas mal d’efforts.

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Ce qui doit peser aussi lors de ces tournées, c’est la promiscuité.

Quand on arrive dans une ville, si on a un peu de temps entre le soundcheck et le concert, on va se promener. Parfois seul pour s’isoler. Mais tu ne sais pas faire grand-chose. Tu as toujours ce sentiment que c’est le seul truc possible de ton après-midi. Et c’est tout sauf une expérience originale et authentique. Quand tu voyages de la sorte, toute ton énergie part vers l’extérieur, mais tu te files peu de nourriture cérébrale, de carburant mental… En écoutant de la musique qui avait son univers, on a bâti des petites bulles dans lesquelles on pouvait s’évader à l’intérieur de nos têtes. Le disque est une expression de ces mondes parallèles.

C’était quoi l’idée quand vous vous êtes mis à travailler?

Le plus important, c’était de ne pas du tout se baser sur Dogrel. Ni pour essayer de lui ressembler ni pour tenter de s’en distinguer. On voulait juste complètement l’ignorer. Faire comme s’il n’avait jamais existé. Si notre deuxième album lui avait ressemblé comme deux gouttes d’eau parce qu’il aurait été la véritable expression de ce qu’on ressentait, ça aurait été très bien pour moi. Mais ce n’est pas comme ça que les choses se sont passées. Il y avait beaucoup de trucs, musicalement puis aussi en termes de paroles, qu’on voulait essayer. On s’est juste assuré que la raison principale de son écriture était la volonté de s’exprimer.

Vos goûts ont-ils beaucoup évolué entre la fabrication de ces deux disques?

Il y a davantage de fantaisie, je pense, dans ce que je me suis mis à écouter et à lire. J’imagine que c’était une forme assez basique d’évasion. J’ai écouté beaucoup de Lee Hazlewood, de Brian Wilson, de Beach Boys. Tout ce qui m’offrait un monde dans lequel je pouvais plonger, m’enfuir, me cacher même peut-être.

Pourquoi avoir à nouveau travaillé avec Dan Carey (Kate Tempest, Black Midi…)?

L’une de ses plus grandes qualités, c’est son empathie. Il n’entend jamais une chanson en se demandant où il peut l’emmener. Il se base sur ta création. On savait qu’on se dirigeait vers un disque fort différent de Dogrel. Et la seule personne qui pouvait vraiment le comprendre, c’était celle avec laquelle on l’avait enregistré. Avec Dan, on parle d’un tas de trucs: philosophie, poésie, littérature… Il capte instinctivement où on veut aller. J’aime l’odeur et l’obscurité de son studio. J’aime traverser la rue pour aller chercher un truc à bouffer. Voir sa tête dans un coin de la pièce quand la prise est bonne. Il n’y est pas question d’ego, de strip-teaseuse et de cocaïne… On passe nos journées de 9 à 17 h à bosser avec un ami. C’est le pied. Je pourrais continuer toute ma vie.

D’où vient ton amour de la poésie et des mots?

Quand j’étais gamin, je collectionnais les autocollants de footballeurs. Ceux de la Coupe du monde. Je suppliais mon père à chaque fois qu’il allait faire des courses de me ramener quelques pochettes Panini. Ça coûtait 50 cents. Mais il n’acceptait que si j’apprenais un poème que je devais lui réciter. Ça m’a permis d’entendre et d’incarner les mots. De me les approprier. J’avais l’impression qu’ils étaient à moi et ça m’a vraiment ouvert tout un univers. Je ne devais pas étudier l’interprétation de qui que ce soit. Je les faisais mien. Dans le système scolaire, avec sa manière de fonctionner, tu enlèves aux gens, tu leur voles même cette possibilité de se connecter. Tu les entraînes à croire que toutes les règles sont déjà en place.

Fine plume, Chatten (au centre) se verrait bien écrire un roman ou sortir un recueil de poésie.
Fine plume, Chatten (au centre) se verrait bien écrire un roman ou sortir un recueil de poésie.© ELLIUS GRACE

Qui admires-tu comme parolier?

Shane MacGowan (The Pogues) a toujours été ma référence ultime. C’est le premier avec lequel je me suis vraiment senti en phase. Techniquement parlant, il est incroyable. Il sait comment construire son truc, jouer avec les tournures. Il a une finesse hallucinante. Il cisèle, distille, place intelligemment le cadre. Sa vision fait de lui un génie. Il sait être patient. Je le trouve à la fois hilarant et effrayant. Il est incroyablement sensible et possède une voix splendide. Ce qui est intimement lié à mes yeux. Pour moi, la voix est une part du texte… J’adore aussi le Bob Dylan de Blood on the Tracks. Ou encore cette chanson: The Lonesome Death of Hattie Carroll. C’est le morceau qui m’a mené à lui. L’histoire d’un crime raciste. Le son de quelqu’un qui ne peut pas faire disparaître la terreur qui lui trotte dans la tête.

You Said est né après une journée éprouvante à Bruxelles?

Oui, dans une chambre d’hôtel. L’idée principale en tout cas. Nos deux guitaristes Curley et Carlos ont trouvé le riff. Il venait de nous arriver une drôle d’histoire. On avait fait notre check-in. On était épuisés. On est montés dans l’ascenseur et il est tombé en panne entre deux étages. Il y avait une ouverture, on pouvait voir le staff qui s’enquérait: vous allez bien, vous allez bien? Ils nous ont filé des bouteilles de bière, de coca. On s’est même mis à fumer. On s’est retrouvés là pendant une heure. Ils nous ont dédommagés avec un repas gratuit ou un truc du genre.

Ce disque contient pas mal de mantras. Quel est l’effet recherché?

J’ai toujours été intéressé par la sémiologie des mots. Quand je prononce amour ou chaos, tout le monde va en avoir une idée différente et spécifique. La situation, la perspective, les références seront propres à chacun. J’aime défier ces images qu’on prend pour acquises. Les répéter force le cerveau à s’engager. Ça oblige à finalement réfléchir au concept, au mot, à ce que pour chacun il signifie. Pour moi, c’est comme un accès à l’intérieur des gens, à leurs pensées. Par exemple, « Life ain’t always empty » dans A Hero’s Death. Au début, ça sonne comme une déclaration sincère, revigorante mais au fur et à mesure que je le répète, tu t’inquiètes. Tu commences à te dire qu’il y a un secret derrière cette affirmation martelée auquel tu n’es pas invité.

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L’album est plus noir que son prédécesseur. Tu es une personne plus sombre qu’il y a deux ans?

Sans doute, oui. J’ai été plus loin dans différents recoins de la vie. J’ai vécu les événements plus lourdement. La tournée m’a rendu plus cynique. Les gens, leurs motivations… Je suis devenu plus méfiant en général.

Une autre chose que tu répètes, c’est ce fameux  » I don’t belong to anyone »… Tu as dû le dire souvent depuis que le groupe a rencontré le succès.

C’est comme ça. On a voulu cette vie. Je ne vais pas me plaindre. Je suis heureux et fier de ce qu’on a réalisé. Mais il y a des contreparties. Comme ce sentiment de ne plus s’appartenir. Ça te bouffe. Tu vis sur la route. On te réveille à 7 ou 8 heures du matin. On te trimballe d’un endroit à un autre. Tu ne vis pas vraiment. Tu te mets à survivre après un moment. J’ai voulu explorer l’idée de l’amour comme un piège. Un truc qui te force à te sentir loyal. Et à travers cette loyauté, le concept de culpabilité. À un moment, tu te mets à devenir parano sur les motivations des uns et des autres. Parfois, la gentillesse est tellement superficielle qu’elle en devient effrayante.

Quelles sont les plus bizarres réactions auxquelles tu as été confronté?

Alors qu’on donnait un concert à Londres, je me promenais avec ma petite amie en rue et des gens se sont mis à nous courir après. Ils se sont plantés devant nous et se sont mis à prendre des photos. Le lendemain, je suis tombé sur toutes ces images d’elle et de moi en train de nous embrasser. Prises de très loin celles-là. Ils postent ton intimité en ligne et commentent… Franchement, ça procure un sentiment très étrange.

L’année dernière, vous avez annulé quelques concerts. Ça a été facile avec tout le poids du business?

On ne voulait pas mais on avait trop de dates. On a compris qu’on n’avait pas prévu de temps en 2019 pour écrire et enregistrer. Un jour, complètement noyés, on s’est retrouvés devant un bout de papier avec notre année déjà toute tracée alors qu’on tenait à créer. Il était aussi important d’avoir un peu de temps pour notre santé mentale. Pour récupérer. J’en avais besoin pour pouvoir recommencer à écrire. Tu n’es pas préparé à tout ça. Ce n’est pas naturel. Ce n’est même pas quelque chose auquel tu t’habitues. Je ne sais pas ce qui m’arriverait, ça me terrifie même d’imaginer ce que je deviendrais en tant que personne si c’était le cas. Si je devais me contenter de ce style de vie. Je ne veux pas me sentir à l’aise avec tout ça. J’aurais peur de ce qu’on m’a volé. Cette idée de qui j’étais, de qui je suis devenu. En même temps, tu dois te demander comment gérer. Comment faire face. Tu dois accepter ce style de vie pour ce qu’il est. C’est un duvet, c’est un jeu. Ce n’est pas vrai. C’est une suspension de la réalité.

As-tu une idée de la manière dont l’industrie musicale va évoluer?

Je pense que les gens seront en demande d’expériences tangibles et que les concerts se vendront très vite quand ils réapparaîtront. Qu’il va y avoir un boom, une explosion. Du live en tout cas. Ils achèteront peut-être davantage de disques aussi. Mais il y a de la place pour une révolution. Les gens qui n’ont jamais développé de monologue intérieur, écouté cette voix ou trouvé cet endroit en eux, ces gens qui ont toujours reposé sur des stimuli étrangers pour trouver/donner un sens à leur vie, vont avoir à développer tout ça eux-mêmes. C’est je pense une chose positive et nécessaire. Ils ont trop vécu par procuration. J’ai l’impression qu’ils vont davantage s’engager, développer des idées intéressantes. On verra peut-être plus de musique et d’artistes qui défendent le climat ou la planète. Les gens ne peuvent plus vivre dans l’aigreur de ce qui leur arrive. C’est le moment d’ouvrir les yeux.

Fontaines D.C., l'étoffe des héros

Fontaines D.C.

« A Hero’s Death »

Dans le clip inquiétant de A Hero’s Death dont le titre a été inspiré par une réplique du dramaturge Brendan Behan, Aidan Gillen (The Wire, Game of Thrones, Peaky Blinders) est un présentateur télé qui revit de manière de plus en plus noire son arrivée au studio en mode Un jour sans fin. Plus posés à quelques morceaux près, plus introspectifs, plus obsessionnels, les Irlandais de Fontaines D.C. auscultent les choix et les incertitudes de l’existence, orchestrent le combat entre la joie et la dépression sur onze chansons marquées par Suicide, Joy Division, Leonard Cohen et les… Beach Boys. Un disque cohérent, profond et mature.

ROCK Distribué par Partisan/Pias.

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