Fiction (6/6): Le cheval de mer, d’Emmanuelle Pirotte

© La Jetée, Chris Marker, 1962 Succession Chris Marker/Fonds Chris Marker-Collection Cinémathèque française

Chaque semaine, un écrivain qui publiera à la rentrée livre une nouvelle inédite inspirée librement par une image de La Jetée de Chris Marker. Cette semaine: Emmanuelle Pirotte.

Emmanuelle Pirotte

SCÉNARISTE BELGE, EMMANUELLE PIROTTE S’EST FAIT CONNAÎTRE COMME ROMANCIÈRE AVEC TODAY WE LIVE ET DE PROFUNDIS. EN SEPTEMBRE, ELLE PUBLIERA LOUP ET LES HOMMES AUX ÉDITIONS LE CHERCHE MIDI.

Les nuages bas et lourds résistent au passage des derniers rayons d’un soleil sans force. Ils roulent, gonflés de noires humeurs, s’unissent un moment à la mer houleuse, puis s’arrachent aux vagues pour reprendre leur danse capricieuse. Le vent hurle, et je n’entends même pas le bruit des roues de la chaise dans laquelle je suis assise, et que pousse une femme que je ne connais pas. Chaque jour, elle m’emmène voir la mer. Cela je le sais encore; je sais la régularité sans faille de ce périple vers la digue, je peux encore garder cela dans un recoin de ma mémoire moribonde. Logé quelque part au milieu de ma boîte crânienne dans cet organe qui ressemble à un hippocampe. Un pauvre cheval de mer, épuisé, déserté, et qui meurt lentement.

La femme vient de glisser dans mes mains la photo en noir et blanc. Je reconnais la jetée; c’est celle que chaque jour je rejoins, poussée par l’inconnue qui me soustrait à l’odeur de pisse et au papier peint à fleurs oranges de l’établissement où je finis ma vie. Les médecins disent que les souvenirs les plus anciens sont parfois les plus fidèles, les plus solidement arrimés à la mémoire des malades. Sans bien savoir pourquoi, je vénère ma promenade comme le font les vieux chiens.

Cette photo témoigne d’un lointain passé, un passé censé m’appartenir, et qui m’échappe chaque jour davantage. Hier encore, il me semble que je pouvais faire émerger un peu de cette tranche de temps dans laquelle je me mouvais. Mais aujourd’hui ces fragments me sont inaccessibles. À la regarder attentivement, je me dis que peut-être la femme debout n’est autre que moi-même, à 20 ans, ou à 18, ou à 25. Je regarde intensément l’homme au bras levé, comme s’il s’adressait au ciel, mais rien ne se produit en moi. Il n’est qu’une figure sans visage, en mouvement, dans un temps et un espace anonymes. Je pourrais poser la question à la femme qui pousse ma chaise, mais je me l’interdis. Il faut que mon hippocampe lutte encore un peu contre l’effritement, et oublie, l’espace de quelques secondes, ses plaies gangrenées.

Je croise une petite fille qui tient la main de sa mère. Elle me couve d’un regard lourd et grave, comme en ont certains enfants. Que voit-elle, de ses immenses yeux noirs? Une vieille impotente aux mains qui tremblent. Peut-elle contempler le puits sans fond où mon esprit se débat? Sans doute. Elle peut même voir ce qu’il y a derrière ce tourment, mon âme nue, cette personne vraie et profonde que j’avais tant de fois rencontrée en observant les malades autour de moi, avant de devenir comme eux. Cette enfant plonge au fond de mon être, celui qui se révèle à présent, dépouillé de ses oripeaux et de ses couronnes, de cette identité extérieure, fallacieuse, dont nous pensons qu’elle constitue notre seul trésor. Je suis parfaitement nue devant cette enfant, comme je le serai lorsque j’irai à la rencontre de ma mort.

Le moment est imminent puisque je suis incapable aujourd’hui, pour la première fois me semble-t-il, de reconnaître cette photo, ces deux êtres séparés par une distance qui paraît infranchissable, et pourtant unis à jamais au-delà de toute distance. Peut-être cela fait-il des jours, des semaines, des mois que cette image m’est devenue lettre morte?

Nous voilà sur la jetée, au milieu des vagues et des cris des mouettes, comme propulsées dans le grand ciel en mouvement. J’offre mon visage aux rafales gorgées d’écume. Elles agitent la photo qui claque dans ma main. J’observe l’homme arc-bouté, son bras levé, sa main gantée, mes yeux s’arrêtent sur le morceau de peau nue entre le gant et la manche et un grand frisson me parcourt. Je retrouve la texture de cette peau, sa grande douceur à l’intérieur du poignet, et son odeur mêlée à celle du cuir. Un air me revient: Sing me to sleep, sing me to sleep, I am tired and I want to go to bed… Je fais un effort pour aller plus loin, plus profond derrière la chanson, derrière la peau, derrière l’odeur de la peau et la mélancolie des accords et des mots; j’attends le prodige, le grand saut dans la vérité du souvenir. De mon désert aride, je déclare une ultime fois la guerre à l’oubli. En vain.

Une main se pose sur mon épaule. La femme s’est placée devant moi et me sourit tristement. Peut-être accepterait-elle d’aller me chercher une gaufre au sucre, pendant que je profite du paysage? J’ai parlé sans erreur, j’ai bien dit « gaufre » et non pas « voiture » ou « guitare », car elle semble d’accord. Elle s’éloigne d’un pas souple qui m’évoque quelqu’un que j’ai connu jadis. Sing me to sleep… Le chanteur avait une voix splendide, veloutée, profonde et désenchantée. Je suis heureuse de me la rappeler si précisément. C’est cette voix que j’aimerais emporter avec moi.

* * *

On a enterré Maman ce matin. Quand je suis revenue avec la gaufre chaude, sa chaise gisait vide, basculée contre la rambarde. Au début de sa maladie, elle m’avait dit: « Le jour où la photo sera pour moi comme du chinois, alors je fermerai mon parapluie. » Bien des années plus tôt, elle avait acheté l’image, qui lui avait rappelé une journée précise de novembre, alors qu’elle était partie fêter ses 20 ans à Ostende. Abandonnée en dernière minute par une amie, elle avait pris le train seule. Et c’est là qu’il était apparu, juste avant que les portes se ferment, les cheveux en pétard, tout de noir vêtu, un vieux sac de l’armée sur l’épaule. Il lui avait adressé la parole tout de suite. Ils avaient passé la journée ensemble, s’étaient unis dans la petite chambre d’un hôtel bon marché. Elle avait fui en douce pendant la nuit. Dans le train, elle avait regretté ce geste, était revenue à la petite pension dans la rue venteuse. Il avait disparu.

J’ai mis la photo dans un coffret. Le papier est maculé de taches, les coins racornis, les figures des deux personnages ont pâli. Ce ne sont plus que des spectres, comme ceux que l’on capture grâce aux infra-rouges dans les vieux châteaux. L’homme que ma mère a aimé ne ressemble pas à celui de l’image. Me voici donc réduite, comme elle dans son exil, à recomposer un visage à partir d’un front qui n’est même pas le sien. Un nez entraperçu, des cheveux courts alors qu’il les avait longs; j’essaie de voir ce corps, d’imaginer ses mouvements, son allure, ses maladresses. Je le construis aussi à partir de ce que je suis: mes mains, mes yeux, mes peurs. Je convoque cette parcelle de perfection fugace et flamboyante que la vie offre parfois et qui fut la leur, cet embrasement rare qui s’est aussitôt éteint.

Tout à l’heure il faudra que j’aille dans la rue venteuse. Je ralentirai le pas en passant devant la façade usée du vieil hôtel. Peut-être que je serai traversée par quelque chose. Et si rien ne se produit, j’y retournerai demain.

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