Femmes et cinéma (4/6): Chantal Akerman, tout feu, tout femme

Chantal Akerman: partir de l'intime le plus personnel pour aller vers l'autre. © Getty images
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Chantal Akerman a signé du cinéma à la première personne, qui dit « je » mais aussi « tu », « il », « elle ». Et qui reste d’une brûlante acuité.

Les années 70 étaient encore jeunes et une cinéaste, belge, se signalait brillamment au regard des cinéphiles internationaux. Chantal Akerman n’avait pas 25 ans, mais déjà sept films à son actif, dont les très remarqués Saute ma ville (1968), Hôtel Monterey (1972) et Je, tu, il, elle (1974). Celui qu’elle tournait à Bruxelles, avec Delphine Seyrig dans le rôle titulaire, bouleverserait bientôt la modernité cinématographique tout en posant un acte féministe fort. Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles allait rester l’oeuvre emblématique d’une artiste à jamais rebelle, inclassable, creusant la voie expérimentale et le documentaire tout en signant des films narratifs plus accessibles et même quelques incursions dans le cinéma de genre, avec stars et tout et tout. Chantal avait beau être toute menue, en apparence fragile, elle n’avait peur de rien. Sauf peut-être de la solitude et du manque d’amour, qui hanteraient plusieurs de ses films. Cette belle personne aux yeux volontiers rieurs a su évoluer dans la grâce et dans l’exigence. Dans la générosité d’une démarche qui partait presque toujours de l’intime le plus personnel mais qui toujours allait vers l’autre, riche de toutes les différences qu’Akerman ressentait profondément en elle-même.

Racines

La Cinematek, engagée dans un formidable travail de restauration des films d’Akerman, vient de remettre à l’affiche son Golden Eighties en version flambant neuve, superbe. Cette comédie musicale made in Brussels de 1986, filmée dans une galerie marchande avec Delphine Seyrig, Myriam Boyer, Fanny Cottençon, Charles Denner et… Lio, démontre si besoin en était encore la diversité d’un cinéma jamais réductible à quelque plan ou tactique que ce soit. Un cinéma du désir, embrassant tous les possibles avec une curiosité intense. Il passait dans le regard de Chantal Akerman, dans ses mots aussi, quelque chose comme de la gourmandise quand elle parlait des histoires, des acteurs, des images.

Ses racines avaient poussé tout à l’est de l’Europe, en Pologne, dans une famille juive que la barbarie nazie n’avait pas épargnée. La répugnance des (rares) survivants à évoquer pour elle cette tragédie l’avait laissée orpheline d’un récit fondateur, intensifiant ses interrogations sur l’identité et l’errance, deux des thèmes récurrents de son oeuvre tellement personnelle. Elle devait évoquer l’émigration des Juifs dans le très émouvant Histoires d’Amérique, en 1989, puis mener sa caméra en Europe orientale post-communiste pour le beau documentaire D’Est, en 1993. Mais c’est son oeuvre tout entière que travaillent la question et ses réponses jamais données…

Boum!

Elle a 18 ans le 6 juin 1968. Et ajoute aux révoltes de mai un premier film qui décoiffe. Saute ma ville montre une jeune fille (jouée par Akerman elle-même) qui rentre chez elle, s’enferme dans sa cuisine, chantonne, allume la cuisinière à gaz et finit par tout faire péter. Des débuts littéralement explosifs, en mode féministe, pré-punk et tragicomique, pour une réalisatrice immédiatement exposée à l’incompréhension de certains, mais qu’André Delvaux soutiendra d’emblée. Trois mois d’Insas auront suffi à la nouvelle venue pour en claquer la porte et prendre avec Samy Szlingerbaum (futur réalisateur de Bruxelles Transit) un aller simple pour New York. Elle y vivra cinq ans, de petits boulots et d’expérimentations géniales comme La Chambre et Hôtel Monterey. Un lent panoramique à 360 degrés et un très hypnotisant travelling avant (savamment composé) qu’inspire le Wavelength de Michael Snow. Akerman y entreprend aussi son premier documentaire, Hanging Out Yonkers, sur des adolescents « à problèmes », qui restera inachevé. L’expérimental et le docu, elle y retournera désormais avec régularité, multipliant aussi les installations vidéo.

Mais Chantal Akerman a retraversé l’Atlantique et c’est à Paris qu’elle habite en 1974, l’année où déboule sur les écrans le libérateur Je, tu, il, elle. La réalisatrice y campe une jeune femme échappant à l’enfermement de sa chambre pour faire un bout de chemin avec un camionneur (Niels Arestrup) puis rejoindre une autre femme (Claire Wauthion) avec laquelle elle a un rapport érotique intense. Sexuellement désinhibé, très audacieux par sa longue scène d’amour physique, le film évoque le passage express de Julie, l’héroïne, de l’adolescence à un âge adulte plein d’angoisses et d’interrogations mais qu’elle peut regarder en face. Déjà un peu réticente au qualificatif de féministe, Akerman ne sera pas plus à l’aise avec celui de lesbien, et refusera que Je, tu, il, elle fasse la tournée des festivals « gay » alors en plein développement. Méfiance pour les classements forcément réducteurs, les certitudes identitaires… Chantal a-t-elle eu l’occasion, plus tard, de lire ce que dit la grande Tilda Swinton? « La nature même de l’être humain c’est de se sentir étranger… »

Les rendez-vous de Chantal

Après Jeanne Dielman, proclamé par le quotidien français Le Monde « premier chef-d’oeuvre au féminin de l’Histoire du cinéma« , la cinéaste belge devient une référence de l’art et essai mondial. Durant deux décennies, ses films seront très attendus et décevront rarement. Viendront successivement et notablement l’attachant News from Home (des images sublimes de New York et la lecture par Akerman des lettres envoyées par sa mère durant son séjour là-bas), le romanesque Les Rendez-vous d’Anna (le parcours d’une réalisatrice jouée par Aurore Clément, alter ego sensible dans une fiction nourrie d’élans intimes), le très sensuel Toute une nuit (ballet des corps et des coeurs dans un Bruxelles nocturne et… tropical), les précités Golden Eighties et Histoires d’Amérique, un Nuit et jour revisitant Jules et Jim avec une femme et deux amants conduisant le même taxi, l’un le jour et l’autre la nuit!) et bien sûr Un divan à New York, comédie amoureuse de 1996 sur un échange d’appartements entre Juliette Binoche et William Hurt. Le désir de légèreté d’Akerman s’y exprime avec, comme toujours, une certaine mélancolie, laquelle dominera la majorité des films encore à venir.

Sud, De l’autre côté, Demain on déménage, Là-bas… Les titres des films d’Akerman reflètent de plus en plus clairement l’éternelle bougeotte d’une artiste en constante recherche, de l’autre et d’elle-même. Avec pour unique point d’ancrage la présence d’une mère qui compte tellement qu’avec sa mort s’éteindra la flamme créative, et peu de temps après la vie même d’une cinéaste dont l’attachement à l’auteure de ses jours la ramenait aussi (peut-être surtout) à sa judéité. Pas religieuse mais culturelle. Chantal parlait de ses films comme de gestes artistiques mineurs, comme Deleuze parlait de « culture mineure » à propos de Kafka. Et comme Gainsbourg se revendiquait lui-même d’être un artiste mineur. De la judéité à la féminité, d’une minorité à l’autre, d’une oppression à l’autre, les deux axes de son travail se sont unis dans les meilleurs films de Chantal Akerman. Forcément juive, forcément féministe, forcément exilée, forcément rebelle.

Jamais sans sa mère

Femmes et cinéma (4/6): Chantal Akerman, tout feu, tout femme

« J’ai compris que ma mère était au centre de mon travail, parce que maintenant qu’elle n’est plus là, il n’y a plus personne. » Ces paroles de Chantal Akerman résonnent douloureusement pour celles et ceux que son suicide a tant attristés. Son dernier film, No Home Movie (2015), était consacré à la relation unique entretenue par la cinéaste avec sa maman. Un documentaire aussi bouleversant que révélateur. Comme un point final avant la lettre, avant l’adieu au 7e art et à la vie elle-même. La réalisatrice avait déjà nourri un livre, autobiographique, de ce rapport crucial. Sorti en 2013 sous le titre Ma mère rit (1), l’ouvrage contient quelques aveux émouvants. Comme celui-ci:  » Je ne tiendrai que si j’écris. Et de toute façon ici ou ailleurs quelle différence. Ma vie, je n’ai pas de vie. Je n’ai pas su m’en faire une. Alors ici ou ailleurs. Mais ailleurs c’est toujours mieux, alors je ne fais que partir et repartir depuis toujours. » Dans cette errance, sa mère Natalia était comme une balise, comme un phare dans la nuit. Même si ce phare projetait une lumière souvent brûlante. Rescapée de la Shoah dans laquelle la plupart des siens avaient disparu, elle distillait  » une angoisse insupportable« , tout en refusant presque toujours de parler de son vécu aux heures du génocide dont elle s’était sauvée. Natalia est décédée en avril 2014, à l’âge de 86 ans. Sa fille lui aura survécu un an et demi à peine.

(1) Éditions Mercure de France.

Jeanne Dielman, icône féministe

Femmes et cinéma (4/6): Chantal Akerman, tout feu, tout femme
© DR

Chantal Akerman n’a que 25 ans lorsqu’elle tourne le film qui la propulsera au premier plan de la scène cinéphile internationale. Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. « Je me retournais dans mon lit, inquiète. Et brusquement, en une seule minute, j’ai vu tout Jeanne Dielman », dira la réalisatrice une quinzaine d’années plus tard dans une interview. Le film nous fait partager la vie quotidienne d’une femme veuve et mère d’un adolescent, qui se prostitue à son domicile, aussi machinalement qu’elle s’occupe du ménage ou de la cuisine. Une existence sans joie, sans plaisir, qui va pourtant déraper violemment, un jour… Akerman filme l’aliénation féminine comme personne avant elle. L’aliénation en général d’abord, cadrant de manière réaliste et même hyperréaliste (l’action dure trois jours, l’illusion du temps réel se glisse dans plusieurs séquences) un personnage qui enchaîne les tâches pour ne laisser dans sa vie aucun espace où pourrait s’insinuer l’angoisse, le sentiment de sa mortalité. L’aliénation au féminin, ensuite, car la Jeanne Dielman jouée par Delphine Seyrig se coule initialement dans les normes édictées pour son sexe par une société masculine. Elle est tout à la fois la maman et la putain, en une synthèse qui se brisera de manière choquante, plaçant le chef-d’oeuvre d’Akerman au rang des plus passionnantes expressions d’un féminisme radical et des plus intenses interrogations sur l’identité féminine. Nombre de réalisatrices et surtout de réalisateurs se sont réclamés publiquement de l’influence du film sur leur propre travail. Ainsi de Todd Haynes et d’un Gus Van Sant expliquant comment lui et son directeur de la photographie Harris Savides ont soigneusement adapté le dispositif de filmage de Jeanne Dielman à Last Days (2005), libre évocation de la fin d’une star du rock inspirée de celle de Kurt Cobain. Chantal Akerman n’a pas seulement réussi une oeuvre majeure en termes de regard féministe, social et politique (on peut y voir aussi une critique du capitalisme). Elle a contribué, largement, au développement d’une manière de filmer. Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles garde intacte la force qu’il avait voici 43 ans. Et suscite encore autant de discussions enflammées. Entre féministes surtout. Car si le constat qu’y pose Akerman en matière d’oppression silencieuse peut fédérer les avis, sa façon de conclure continue à faire débat.

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