Father John Misty, l’ex-Fleet Foxes règle ses comptes avec l’Amérique

Father John Misty © Emma Tillman
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

L’Amérique, sa culture du divertissement, sa trash télé… Une matière idéale pour la plume grinçante de Father John Misty, alias l’ex-Fleet Foxes Josh Tillman. Au nom du Père, et du vice…

De sa mallette dépasse un exemplaire de l’autobiographie de Nabokov, Speak, Memory. « C’est un peu comme ça que je me sens, quand j’enchaîne les interviews », rigole Josh Tillman. La barbe impeccablement taillée, l’Américain affiche un profil -et un âge (33 ans)- volontiers christique. Une manière de signaler qu’on n’échappe probablement jamais complètement à son enfance, dans son cas passée dans un milieu évangélique très fervent? Facile… Il ne faut d’ailleurs pas voir dans le pseudo de Father John Misty l’indice d’une quelconque fièvre spirituelle. On le prendra plutôt comme une pirouette supplémentaire de l’un des esprits les plus joyeusement tordus du paysage musical ricain actuel.

Du cirque rock’n’roll, Tillman a goûté pas mal de parfums classiques. Comme le succès énorme d’un groupe comme Fleet Foxes, dont il fut le batteur éphémère (« Je pensais que cela allait me sauver, soigner mon ennui, mes angoisses. C’était évidemment une illusion »). Ou encore les psychotropes dont il dit s’être définitivement éloigné: « Pendant longtemps, j’ai pensé qu’il fallait avoir bu ou être défoncé pour pouvoir écrire. Mais ces dernières années, j’ai laissé tomber toutes ces « vaches sacrées ». Petit à petit, j’ai dépollué mon corps et mon esprit. » Aujourd’hui, Josh Tillman est même marié. Le bonheur? Non, trop écoeurant. Ou alors en version « karcherisée ». Father John Misty prêche un folk orchestral trempé dans l’humour tongue-in-cheek qui empêche tout emballement. Dernière illustration en date de l’esprit absurde, voire pervers, de l’intéressé: la mise en téléchargement gratuit de son nouvel album, quinze jours avant sa sortie, en version instrumentale de kermesse, sous la forme de fichiers MP3 merdiques… Autre exemple: sa prestation en novembre dernier sur le plateau de David Letterman, avec une version live de son premier single qui tourna quasi à la performance non-sense… Une explication, mon Père?

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Qu’aviez-vous en tête quand vous êtes venu jouer un titre comme Bored in the USA à la télé?

Personne ne voulait que je chante ce morceau. Pourtant, pour moi, c’était l’endroit parfait. La chanson elle-même parle de l’échec du divertissement permanent comme moyen d’échapper aux problèmes de la vie moderne! Aux Etats-Unis, on rigole tout le temps. Il n’y a rien de spécialement drôle, mais tout le monde se marre. D’un côté, les gens font des blagues sur des trucs sérieux. De l’autre, quand quelqu’un parle sérieusement, c’est très drôle. (Il prend en main le Focus que l’on a amené, avec les Simpson en couverture, ndlr) Pourquoi sont-ils si comiques? Parce qu’ils disent la vérité! Les Simpson énoncent des évidences souvent très inconfortables.

C’est pour cela que vous avez glissé des rires préenregistrés au milieu de Bored in the USA?

Ce qui est troublant, c’est que la première fois que j’ai joué la chanson sur scène, le public, qui ne l’avait donc jamais entendue, a rigolé exactement au même endroit. C’était incroyable. Et effrayant… Je pense vraiment que le rire est un moyen de dominer les idées avec lesquelles on n’est pas à l’aise. En même temps, quand vous glissez le terme « subprime » dans une ballade, c’est forcément drôle (rires). C’est ma manière d’illustrer tout le désespoir que je vois en Amérique. Regardez, on n’a même pas de langage original! On se contente de parler en slogans. C’est la culture de la phrase pop. « Born in the USA », ce genre de choses…

Et pourtant, la culture américaine reste dominante…

Oui, parce qu’on continue à explorer des profondeurs dans lesquelles personne d’autre ne veut se vautrer. On se dédie entièrement à la grande entreprise de divertissement général. On veut continuer à glisser sur la peau de banane, encore et encore. En fait, on est des junkies de l’amusement. Les autres cultures ont une dignité. Nous n’avons aucune dignité. Et tout le monde veut voir ça…

I Love You, Honeybear serait donc un disque politique?

En fait, il y est surtout question d’intimité, d’amour. De réussir à enlever les couches superficielles, et grandir en cons- cience. Pour moi, c’est l’antidote pour réussir à être propriétaire de sa vie… Parlez à n’impor-te qui, demandez-lui de vous raconter sa situation, de dire ce qui ne tourne pas rond, la conversation se terminera toujours par une phrase du genre: « Oui, mais je connais tellement de gens pour qui c’est bien pire. » Les gens ne veulent pas se plaindre: « Tout va bien!… » C’est idiot. C’est juste une manière de se déconnecter de ses propres émotions. Si vous voulez changer quelque chose, vous devez au moins commencer par dire: « Non, je ne suis pas satisfait, je m’ennuie à mourir, je ne veux pas passer ma vie à côté d’un étranger, ou la remplir en achetant des choses. » On a énormément de chances de vivre en Amérique? OK, peut-être. Mais cela signifie-t-il que vous devez vivre de manière passive? Je vois tellement d’apathie…

Et vous? Comment y avez-vous échappé?

Oh, d’une certaine manière, je reste moi aussi captif. Mais j’essaie tant bien que mal de résister. De manière très pragmatique. Cela sonne toujours un peu snob, surtout aux Etats-Unis, mais j’essaie de ne pas trop allumer la télé. Vous avez vu le film Networks (satire de Sidney Lumet, sorti en 1976, ndlr)? L’ère de la télévision a changé la psyché de la culture. Elle a amené les gens à envisager la vie comme un grand script, écrit d’avance. Vous vous retrouvez déconnecté de votre propre autonomie… Non, ce qui m’intéresse, c’est de vivre avec quelqu’un qui me permette d’atteindre une plus grande conscience de moi-même. Et qu’au bout du compte, je sois aussi plus disponible et utile pour les autres… Mais tout cela reste très personnel. Je ne dirais à personne de tomber absolument amoureux, par exemple. Parce que cela reste une expérience assez dingue, et qui peut être très douloureuse (rires). Puis, je ne crois pas non plus qu’on trouve l’amour. L’amour ne se dégote pas au coin de la rue. C’est quelque chose que vous créez. Tout ce truc de tomber amoureux, à nouveau, c’est juste de la passivité.

Father John Misty, l'ex-Fleet Foxes règle ses comptes avec l'Amérique
© DR

Comment comprendre la pochette de l’album?

Je fais la grande gueule, mais j’ai toujours les jetons de montrer certaines choses, de peur que l’autre ne me quitte. La pochette, c’est ça. L’intimité me transforme en bébé, jaloux, possessif, parano, pleurnichard. J’ai aussi réalisé que je déifiais la femme, et que je voyais l’amour comme une forme de salut. Ce bébé, il faut qu’il grandisse, qu’il devienne un homme. C’est tout un processus.

Pourquoi écrivez-vous que « la sentimentalité brutalise les émotions »?

Quelle est la différence entre la sentimentalité et les émotions pures? La sentimentalité part du sentiment et s’arrête à lui. Tout ce qui ne le corrobore pas est mis sur le côté, ou négligé, parce que cela le met en danger. C’est comme un film de Noël, où la neige est toujours étincelante… L’émotion pure, par contre, montre les choses telles qu’elles sont. Y compris dans leur laideur, et leurs contradictions. Avec une émotion, vous n’avez qu’à espérer qu’elle soit assez vraie que pour les parties les plus belles le restent, et que les côtés les plus laids vous soient quand même utiles.

Jusqu’à quel point I Love You, Honeybear est-il sarcastique?

Je ne parlerais pas de sarcasme. Mais oui, je ne suis pas occupé à chanter « I love youuuu », le sourcil relevé. Je préfère l’ironie. C’est ma manière d’être sincère. Il m’est par exemple impossible de dire quelque chose d’un tant soit peu profond, sans avoir l’impression l’instant d’après de sonner comme un trou du cul (rires). Du coup, je tente de compenser en disant un truc drôle. Je suis constamment balancé entre les deux. C’est ma manière de penser, de parler. Et donc de chanter, en tentant d’être le plus honnête possible… Utiliser le mot « honeybear » par exemple est forcément un peu ironique, parce que je ne le dirai jamais dans la vraie vie. Mais l’objet de la chanson est justement d’évoquer deux cyniques qui tombent amoureux, et qui essaient de combiner leur passion avec leur dédain pour le monde, leur rejet de toute sentimentalité…

Si le but est d’être le plus honnête possible, pourquoi se présenter sous un pseudonyme?

Au départ, il y a un manque d’estime de soi. A un moment, je me détestais tellement que je ne pouvais révéler quoi que ce soit sur moi. C’est à ce moment-là que j’ai sorti ces albums sous le nom de J. Tillman, qui était une fantaisie, une sorte d’alter ego. C’était d’autant plus ironique qu’il s’agit de… mon vrai nom. Vous me suivez? A l’inverse, aujourd’hui, en m’appelant Father John Misty, qui était le nom le plus ridicule et gratuit que je puisse trouver, je dis paradoxalement des choses très intimes et personnelles. Allez comprendre…

Father John Misty – « I Love You, Honeybear » ****

Josh Tillman a un problème: il est amoureux. Même si c’est un choix, comment le combiner avec un désenchantement solidement chevillé au corps? C’est tout le propos d’I Love You, Honeybear, disque aussi grinçant que passionné. « Tu es celle avec qui je veux voir le navire couler », croone ainsi Tillman, qui raconte plus loin atteindre le 7e ciel au lit pendant que « les marchés financiers s’effondrent ». Le problème de l’ironie en musique est qu’elle est rarement attachante, aussi intelligente soit-elle. Heureusement, Tillman s’appuie sur de solides morceaux, raffinés sans être froids, complexes sans être compliqués, qui, de relents folk en digressions synthétiques désarmantes (True Affection), ont la bonne idée de ne pas chercher le clin d’oeil à tout prix.

DISTRIBUÉ PAR BELLA UNION/PIAS.

EN CONCERT LE 04/03, AU BOTANIQUE, BRUXELLES

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