Étienne Daho: « Me montrer, c’est très difficile »

Daho, éclair et sombre à la fois. © Pari Dukovic
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Figure tutélaire de la pop française, Étienne Daho sort Blitz, onzième album qui baigne dans un psychédélisme sombre et racé, raccord avec l’époque. Rencontre.

Assis dans l’arrière-salon de l’hôtel, sous les lumières tamisées, Étienne Daho garde ses lunettes noires. « Je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit », glisse-t-il pour s’excuser. La faute à une promo intensive, et puis aussi à une exposition à la Philharmonie de Paris, dont il est le curateur (1), et dont le vernissage approche dangereusement. « Tout ça est très excitant, mais aussi terriblement chronophage », sourit-il encore.

Étienne Daho n’a pas changé. Bien sûr, il n’a pas changé. Il lui suffit par exemple de vous saluer avec cette voix reconnaissable entre mille pour convoquer tout un chapitre de la musique française de ces 35 dernières années. Ce velours vocal, d’aucuns ont pu le railler au début de sa carrière. Aujourd’hui, juste retournement des choses, il résume une certaine forme de crooning, à la fois distancié et chaleureux. Le genre à pouvoir vous balancer le bulletin météo de ses états d’âme les plus intimes –« c’est l’hiver en été », selon le premier single de son nouvel album, Les Flocons de l’été-, avec une légèreté et une élégance qui n’appartiennent qu’à lui.

On le sait, le temps est le pire ennemi du chanteur pop. En la matière, Étienne Daho tient de Dorian Gray. Ce n’est pas tant que le néosexagénaire, né le 14 janvier 1956 à Oran, fait semblant de ne pas avoir son âge. On dirait juste qu’il l’a dompté, mis au pas. En 2017, Daho n’a pas besoin de faire son « grand retour ». Il ne doit pas retrouver une place. Il peut se contenter d’être « juste » là. Icônique, sans être devenu intouchable -entendez « patrimonial », « poussiéreux ». En somme, Daho est bien « dans » son époque, sans être forcément complètement « de » son époque. Pour écouter son nouvel album Blitz avant l’interview, par exemple, ni lien sécurisé, ni copie promo. Pour se faire une idée de la nouvelle cuvée, il a fallu se rendre directement dans les bureaux de sa maison de disques. Autre « coquetterie » que d’aucuns pourront trouver anachroniques: dans les émissions radio, où les caméras sont désormais devenues la norme, il demande de couper l’image -seule exception pour la matinale de France Inter, forcée par un accord promo béton. Il se justifie: « Dès qu’on me colle un micro ou une caméra, je ne suis plus la même personne. J’ai l’impression de simuler. Il vaut donc mieux que je m’abstienne. Je sais qu’on a parfois l’impression que je suis un emmerdeur. Mais c’est parce qu’il y a des choses que je ne sais pas faire. J’aimerais avoir l’aisance de ces gens qui arrivent sur un plateau, et sont chez eux comme dans leur salon. Mais pour moi, c’est un événement de passer par exemple à la télé, et ça ne change pas. C’est quelque chose de complètement contre-nature. Me montrer, c’est très difficile. »

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Un comble pour celui qui n’a jamais quitté très longtemps les feux de la rampe. Un paradoxe, même, quand on est censé incarner une musique pop avec tout ce que le package peut supposer d’exposition, d’apparat, de lumière. « Oui, mais je choisis comme je me représente. Je montre ce qui est parfois un pur fantasme de moi-même. C’est un jeu. Sans être dupe, attention (rires). J’ai la lucidité de savoir qu’une image n’est qu’une image, qu’elle ne me représente qu’à un moment donné. »

Au fil du temps, Daho a malgré tout laissé filer quelques indices sur la matière biographique qui nourrit immanquablement ses chansons. Pas tout, loin s’en faut. Mais quelques pièce essentielles du puzzle. La guerre d’Algérie en toile de fond de ses premières années, un père militaire qui quitte le foyer familial alors qu’il n’a que quatre ans, son arrivée dans la Métropole à huit, ses années à Rennes, etc. Il y a quelques années, il expliquait encore avoir été père à l’âge de 17 ans, mais n’avoir pas pu l’assumer. Tout cela, on peut le lire entre les lignes de plusieurs de ses chansons. Sur Blitz, c’est le cas par exemple du single (qui renvoie à cet été 2013 où, rentré à l’hôpital pour une banale appendicite, il a dû être opéré finalement pour une péritonite qui a bien failli le tuer) ou du titre Le Jardin (évoquant le décès de sa soeur Mimi, enterrée le jour où l’on apprenait la mort de David Bowie).

En interview, l’homme n’y va que sur la pointe des pieds, autant par pudeur que par modestie: chez Daho, la mélancolie et les états d’âme sont réservés aux intimes. Ce qui, là aussi, le tient forcément un peu à l’écart de l’époque hyperconnectée où, au contraire, tout se dévoile. Quand tout est censé être transparent, direct, sans filtre, lui temporise…

La flamme du fan

Là, par contre, où l’homme se fond complètement dans l’air du temps, c’est dans sa manière de jongler avec les références. Et surtout de les partager, avec une générosité gourmande. L’artiste-curateur, c’est lui. Aucune posture là-dedans. Daho a toujours fonctionné comme cela: à l’enthousiasme. Mélodiste hors pair, auteur inspiré, producteur assuré, il reste d’abord et avant tout un fan. C’est d’ailleurs comme cela que tout a commencé.

Etienne Daho
Etienne Daho© Pari Dukovic

En 1979, Étienne Daho est encore étudiant et se met en tête de faire venir à Rennes les Stinky Toys, héros punk français, menés par Elli & Jacno. « Je n’étais pas du tout organisateur de concerts! Mais je voulais absolument les voir. Il y avait ce garçon, Hervé Bordier, qui avait lancé les Transmusicales, qui me dit: « Vas-y, fais-le toi! » Je ne savais pas du tout comment ça marchait, je n’avais pas d’argent. Mais j’ai embarqué deux copains dans l’aventure… qui s’est avérée être une vraie galère financière. A l’époque, dès qu’on ouvrait les portes de la salle, tout le monde sautait au-dessus des barrières, personne ne payait. On a mangé des pâtes pendant les quatre années qui ont suivi (rires). Mais sur le moment même, je m’en foutais, je voulais juste voir le concert. » Passé le naufrage financier à éponger, il y a ensuite ce qu’il appelle « les petits clins d’oeil du destin ». « Ce soir-là, il y a eu une tempête de neige. Du coup, le groupe n’a pas pu rentrer à Paris. Ils sont restés dormir chez moi, on a parlé toute la nuit. L’alcool aidant, j’ai fini par leur avouer que je faisais des chansons… » Il fait une pause, pensif, puis rigole, comme s’il était encore épaté aujourd’hui de son audace. « Rien que dire cette phrase: « Je fais des chansons« , c’était tout un truc, j’étais très pudique par rapport à ça! Mais ils m’ont encouragé, ils m’ont dit de foncer. » Alors bientôt, Daho passera de l’autre côté du miroir. Il ne reviendra plus jamais en arrière.

Cela ne veut pas dire qu’il perdra la flamme du fan. Au contraire, il ne cessera jamais de souffler dessus. Aujourd’hui encore, alors qu’il est lui-même devenu une référence pour toute une scène française, il continue de ruminer ses obsessions tout en n’oubliant pas de scruter l’époque –« J’aime l’air du temps, je l’absorbe très facilement. C’est quelque chose de très naturel pour moi. » C’est encore cette mécanique qui est aux commandes de Blitz. Comme Pop Satori (1986), « inspiré de Torch Song, le premier groupe de William Orbit », ou Eden (1996), le nouvel album correspond à « une rêverie sonore très précise ».

Elle est en grande partie née après avoir pu visiter l’ancien appartement de son idole absolue, Syd Barrett. « J’ai découvert que le bureau où je m’isole pour travailler à Londres était situé juste à côté. Plus tard, j’ai fait connaissance avec le peintre Duggie Fields. Il m’a raconté qu’il était le colocataire de Barrett à l’époque, et comme il habite toujours sur place, il m’a proposé d’aller jeter un oeil. Il faut savoir que le premier album que j’ai écouté, c’était The Piper at the Gates of Dawn (premier album de Pink Floyd, qu’a fondé Barrett, avant d’aussi vite le quitter, NDLR). J’avais douze ans, pas beaucoup d’argent. J’ai demandé au disquaire de me le réserver et de pouvoir le payer en plusieurs semaines. Je l’ai ramené à la maison comme un trophée! Aujourd’hui encore, ce disque me sidère. En fait, soyons clairs, pour moi, Syd Barrett, c’est Dieu (rires).«  Il hante tout le disque, et se retrouve au centre du morceau Chambre 29, référence à l’appartement que Daho a pu visiter. « Syd Barrett me fascine notamment parce qu’il interroge sur la vulnérabilité. Qu’est-ce qui s’est passé? Comment un génie charismatique, beau comme le jour, invente quelque chose, et puis, tout à coup, dépose sa guitare à 23 ans, repart chez sa mère à Cambridge, et ne retouche plus jamais à la musique? C’est ça qui m’a beaucoup ému quand je me suis retrouvé dans cette chambre. Me dire que c’est là qu’il avait écrit les chansons de ses deux albums solos, là qu’avait été réalisée la pochette de son disque, là aussi où il s’est désintégré, en fait… Quand je suis ressorti dans la rue, j’étais chamboulé, et plein d’idées: j’aurais voulu mettre une prise dans mon cerveau pour tout enregistrer, tellement ce moment fut un déclencheur extrêmement puissant. »

La gloire ou le caniveau

Pour mettre cette vision en musique, Daho retrouvera notamment Fabien Waltmann, pilier de l’album Eden. Il recrute aussi sur deux titres les services de The Unloved, groupe monté par le compositeur de musique de film David Holmes, obnubilé par les girl groups, les guitares surf et le rock psyché. « Quand j’ai découvert leur disque, j’avais envie de me rouler dedans. Vraiment! (rires). Et puis, un jour, j’ai vu qu’ils donnaient un DJ set à Shoreditch, au magasin Rough Trade. J’ai voulu y aller (Daho habite Londres la majorité du temps), mais le métro ne fonctionnait pas, le taxi a mis une plombe. Quand je suis arrivé, il y avait déjà 300 personnes, et pas mal de Français. Cela devenait compliqué, on commençait à me demander des selfies. C’était un peu le piège (sourire). Et puis, juste au moment où j’ai voulu faire demi-tour, je suis tombé nez à nez avec David Holmes! J’ai pu lui dire à quel point j’aimais son disque -c’est tellement génial de pouvoir confier à quelqu’un qu’on aime son travail! Dans ces moments-là, j’ai du mal à être modéré (sourire). Il m’a présenté au reste du groupe. Je n’ai pas dit qui j’étais, ils ont juste pris mon email. Par politesse plus qu’autre chose, je pensais. »

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Ils vont évidemment finir par se revoir et collaborer. L’alchimie est particulièrement poussée sur The Deep End, en franglais dans le texte. « Le vide me fascine et se referme sur moi », y chante Daho. « Je m’en approche, dangereusement près. » Comme un rappel des limites avec lesquelles le chanteur a longtemps joué, toutes ces pulsions suicidaires qu’il a fallu expurger. « C’est le « problème » de ma génération: l’autodestruction et la loose magnifique, c’est très romantique. A fortiori quand, ado, vous avez des fascinations, des chocs avec certains films, certains livres, que tout à coup votre environnement, c’est la bande à Warhol, le Velvet Underground, Syd Barrett, William Burroughs, Rimbaud… J’ai vécu un peu comme ça, tout en ayant des pulsions de vie. Ayant connu des choses un peu difficiles, comme la guerre, etc, j’avais quand même la perception de ce qu’il y avait derrière. La mort n’était pas juste une sorte de concept romantique, fictif. Alors, au bout d’un moment, j’ai eu envie d’avoir une belle vie. Et j’ai fait en sorte d’y arriver. Mais les deux options étaient assez séduisantes. Je disais souvent: ce sera la gloire ou le caniveau. En rigolant. Mais, au fond, c’était un peu ça… »

Cet état d’esprit, on peut facilement le projeter sur la pochette de Blitz. Queer à souhait, elle transpire le sexe –« C’est vrai?, fait-il mine de s’étonner. C’est la première fois qu’on me le dit, ça me fait très plaisir! » On peut y voir un clin d’oeil au Transformer, le chef-d’oeuvre interlope de Lou Reed de 1972. « Oui, ou également à L’Equipée sauvage avec Brando, Portier de nuit avec Charlotte Rampling, ou Scorpio Rising (court-métrage expérimental de Kenneth Anger, NLDR). » Soit autant de références à haute charge sexuelle, mais surtout à l’univers définitivement sombre, urbain, menaçant. Blitz, ce n’est pas la guerre, c’est le moment juste avant ou tout de suite après. C’est Berlin en 1929 (Hôtel des infidèles et son cabaret brechtien), New York en 1979, ou Fort Alamo qui attend l’assaut final (Les Filles du canyon). Ou, simplement, le monde en 2017? Si c’est le cas, alors Daho a déjà prévu sa parade, son mode de combat. « Nous danserons dessous les bombes », chante-t-il sur Après le blitz, avant d’annoncer: « Nous resterons légers face au danger ». Souris, puisque c’est grave…

Étienne Daho, Blitz, distr. Universal.

En concert le 20/11/18 au Forum de Liège, et le 21/11/18 à l’Ancienne Belgique, à Bruxelles.

(1) L’expo Daho l’aime pop se déroulera du 5/12 au 29/04, à la Philharmonie de Paris. Le chanteur y retracera, « chronologiquement et subjectivement » sa vision de la pop française, de Trénet à Katerine, à travers quelque 200 photographies.

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