Épisode 4: les tongs

© GETTY IMAGES

En 1962, la société brésilienne Alpargatas lançait un nouveau modèle de sandale bon marché, fabriquée en matière plastique et inspirée des antiques claquettes japonaises zôri: la Havaianas. Surnommée  » tongo » ou  » tong » entre-temps, elle est devenue un accessoire ubiquitaire des plages -et de tous les endroits où on aime pouvoir se promener pieds nus, sans pouvoir le faire. Car tel est le paradoxe de la tong: elle signale un désir de nudité impossible. Dans la plupart des cas, il faut bien le reconnaître, cette impossibilité repose sur la nécessité la plus bêta qui soit: celle du conflit existant entre la surface sur laquelle on marche et la solidité ou la sensibilité de la voûte plantaire. Sur la plage, l’usage de la tong est requis par le fait que le sable, malgré sa délicieuse mollesse et sa matière voluptueuse (ou irritante, selon les points de vue) de se glisser entre les orteils, est souvent plus chaud que les forges de l’enfer. Le délice qu’il y aurait à y enfoncer les pieds s’y transforme en une espèce tout spécialement tordue de supplice, dont on ne peut se soustraire qu’en se ruant à l’eau, en se réfugiant sur une serviette ou, mieux, en se munissant de tongs. Mais ce qui sauve ne fait pas que témoigner du fait que les êtres humains ne sont pas vraiment à leur place sur une plage écrasée par les rayons du soleil. Cela témoigne aussi du fait que, le plus souvent, notre expérience du monde n’est jamais directe -qu’elle réclame une médiation, un outil, un instrument, pour pouvoir être éprouvée. Une telle médiation, cependant, s’avère tout autant constituer une source de frustration par rapport à la possibilité de l’immédiateté de la sensation ou de la perception, qu’un dispositif de déformation. La plage que l’on sent sous la tong qui nous en protège, si elle préserve ses qualités de mouvement, de souplesse et même, dans une certaine mesure, de chaleur, en perd la nuance ou la finesse. Ce qui nous permet de vivre la plage est aussi ce qui nous fait la rater.

Chaque semaine, le pop philosophe Laurent de Sutter arpente le bord de mer et dissèque les objets indispensables des vacances.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content