Entrée des fantômes

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Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Les Pleureuses est de ces livres discrets que la voix basse et les silences auraient presque pu faire passer inaperçu. Presque.

Les Pleureuses

De Katie Kitamura, éditions Stock, traduit de l’anglais (USA) par Denis Michelis, 304 pages.

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Dans le dernier film d’Arnaud Desplechin, Les Fantômes d’Ismaël, Marion Cotillard est une femme longtemps disparue qui refait surface et plonge celui qui l’aimait (Mathieu Amalric) dans une indépassable confusion. Comment vivre avec nos fantômes? Cette interrogation est aussi celle qui fait vibrer Les Pleureuses de Katie Kitamura, Californienne d’origine japonaise, dont c’est la première traduction en français.

Trouble et torpeur

Classiquement, c’est un coup de téléphone qui lance l’intrigue: nous sommes à New York, et la narratrice est appelée par sa belle-mère, inquiète de ne plus avoir de nouvelles de son fils depuis qu’il est parti en Grèce effectuer des recherches pour un livre (il est écrivain). « Je n’étais pas le genre d’épouse sur laquelle on pouvait compter pour localiser son mari. » Scène de malaise: même si elle reste sa femme aux yeux de leur entourage, le couple s’est séparé dans le secret il y a quelques mois.

C’est la première d’une série de réactions obscures consenties par la jeune femme: accepter, comme à son corps défendant, de partir pour le Péloponnèse à la recherche de Christopher. Arrivée à l’hôtel où il était descendu, on lui affirme que ce dernier a disparu. Il laisse derrière lui une chambre en désordre, à laquelle on lui donne accès. Les jours se succèdent sans que « l’Américaine » ne manifeste aucune intention de repartir, ni initie de véritable action. Au fil des heures, elle semble au contraire se sédimenter, au point de devenir peu à peu un élément du décor de l’hôtel de luxe, à présent presque totalement déserté par les touristes (en cette fin de mois de septembre, la mer est déjà en train d’effacer l’été) et encerclé par une vague menace (des feux de forêt sévissent dans les proches montagnes). Il n’y a plus là que Stefano, le chauffeur de taxi, et Maria, la réceptionniste dont elle imagine sans peine que son mari aura fait sa maîtresse. Et bientôt la mère de Christopher, qui arrive sur les lieux avec son nouvel amant. La narratrice se contente d’observer, presque cliniquement, le jeu et les rôles de ces silhouettes secondaires -de quoi éclairer, par faisceaux légers, l’échec ambigu de son propre couple. « Notre mariage reposait sur les choses que Christopher savait et que moi j’ignorais. » C’est l’une des clés du texte: accélérateur de cette ambiance de polar brouillardeuse dans laquelle il fait baigner, le profil de la narratrice en est le mystère central.

Que perd-on quand on perd quelqu’un qu’on croyait avoir déjà perdu? Katie Kitamura signe un roman au suspense sourd, aussi mélancolique et dépouillé que les paysages qui lui offrent leur décor, terres calcinées seulement irriguées par les larmes des pleureuses, ces femmes payées pour faire résonner les enterrements de leurs plaintes artificielles. À tel point qu’on lit Les Pleureuses comme une variation grecque sur L’Avventura d’Antonioni: une perturbante méditation sur les au revoir inclassables, les dissimulations et l’irrésolution générale des existences. « Combien de fois avons-nous la possibilité de réécrire le passé et, par la même occasion, le futur, de réinventer nos personnages du moment -une veuve plutôt qu’une femme divorcée, fidèle ou plutôt infidèle? Le passé est sujet à de nombreuses révisions, c’est un terrain glissant, chacune de ses altérations a une répercussion dans le futur. » On peut, dans un même geste, partir et rester un peu, aimer et ne plus aimer, être et avoir été. Rares sont les endroits qui nous le rappellent comme la littérature.

Ysaline Parisis

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