AVEC THE XX, LA POP VIRE NEURASTHÉNIQUE, LANGUIDE ET DÉPRIMÉE. UNE TENDANCE GÉNÉRALE, CONFIRME UNE ÉTUDE RÉCENTE. ÉCOUTE PUISQUE C’EST TRISTE…

Dans Haute Fidélité, Rob Fleming s’interroge:  » Quelle fut la cause, et quel fut l’effet? La musique, ou le malheur? Est-ce que je me suis mis à écouter de la musique parce que j’étais malheureux? Ou étais-je malheureux parce que j’écoutais de la musique? » Le personnage de disquaire listomaniaque créé par Nick Hornby continue:  » Les gens s’inquiètent de voir les gosses jouer avec des pistolets, les ados regarder des films violents; on a peur qu’une espèce de culture du sang ne les domine. Personne ne s’inquiète d’entendre les gosses écouter des milliers -vraiment des milliers- de chansons qui parlent de c£urs brisés, de trahison, de douleur, de malheur et de perte. » (Nick Hornby, Haute Fidélité, pp. 25-26, Éd. 10/18)

Le débat est lancé. Pourquoi s’enfile-t-on autant de musiques tristes dans l’oreille? Des langueurs de The xx aux lamentations de Radiohead, en passant par les trémolos de Bon Iver: la mélancolie a la cote. Les délectations moroses, dirait Michel Demeuldre. Professeur à la faculté de philo et lettres de l’ULB, il s’intéresse depuis longtemps aux  » sentiments doux-amers dans les musiques du monde » (le titre de son ouvrage paru en 2004 aux éditions l’Harmattan), du blues au tango en passant par le rebetiko, le fado…  » On peut le voir de deux manières. L’autre jour encore, je discutais avec des Portugais qui m’expliquaient qu’on n’était pas forcément triste quand on aime écouter du fado. On aime juste se draper dans la cape de la tristesse comme on aime se déguiser en clown. Il y a un plaisir à enfiler le manteau d’un sentiment. Dans ce cadre, le chanteur est un peu comme le comédien de Diderot qui joue et se la « joue ». Mais il existe une autre théorie qui voit le comédien mélanger sa vie d’artiste et ses sentiments. Le bon acteur doit « ressentir » les émotions de son personnage. Dans les musiques tsiganes, c’est une règle implicite: parler vrai se fait en chantant. »

Chanter et jouer des musiques tristes pourraient donc servir d’exutoires. Plutôt logique. Mais en écouter a-t-il pour autant le même effet? Pour le psychologue américain William F. Thompson, une ballade déprimée permet de tenir le spleen à distance. En explorant le sentiment, certes, mais sans avoir à le vivre réellement. Pour Daniel Levitin, neurologue et musicien, auteur du bestseller This Is Your Brain On Music ( De la note au cerveau, ed. D’Ormesson), il s’agit cependant moins de tenir la tristesse à l’écart que de la partager. Un petit coup de déprime? Une bonne injection de tubes lacrymaux et le mélomane raplapla se sentira déjà moins seul. Depuis peu, d’autres recherches creusent également le terrain hormonal. Chercheur à l’Université de l’Ohio, David Huron a émis l’hypothèse que la prolactine puisse jouer un rôle. A la base, l’hormone est d’abord liée à la grossesse, mais elle est aussi convoquée dans les états de tristesse.  » Quand vous vivez une expérience pénible, comme la mort d’un chien, le corps produit une dose de prolactine qui empêche que votre état de tristesse ne dégénère. Imaginez que vous pouviez flouer votre cerveau en vous mettant dans un tel état, sans pour cela que votre chien meurt. » Ce serait un des rôles de la musique: envoyer des signaux de « détresse » au cerveau pour qu’il produise l’hormone réparatrice, sans avoir à en supporter les conséquences…

Coup de blues

Reste tout de même une question: qu’est-ce qui rend une musique « triste »? L’an dernier, le tire-larmes Someone Like You a par exemple fait pleurer des foules entières. Comment? Interrogé par le Wall Street Journal, Martin Guhn, psychologue à l’Université de British Columbia, Canada, pointait un motif en particulier: l’appoggiatura. Il s’agit d’une note, un ornement musical qui entre en collision avec la mélodie principale, créant une légère dissonance.  » Cela provoque une tension chez l’auditeur, explique Guhn. Quand la note revient à la mélodie attendue, la tension se résout, et donne une sensation agréable. »

Plus généralement, une suite d’accords mineurs a vite tendance à plomber l’atmosphère.  » Même si ce n’est pas toujours le cas, nuance le célèbre neuropsychologue Oliver Sacks, interviewé par Scienceblogs.com. Si vous retournez sept ou huit siècles en arrière, vous trouvez parfois des accords majeurs utilisés pour illustrer la tristesse et des accords mineurs pour signifier l’exubérance. Donc il y a certainement quelque chose de culturel là-dedans.  »

En la matière, une récente étude américaine révélait des conclusions troublantes. Une équipe de psychologues et sociologues américains s’est penchée sur 50 ans de hit-parades. Leur conclusion: depuis 1965, la musique pop n’a cessé de ralentir et de déprimer. Durant la seconde moitié des années 60, 80 % des chansons classées au sommet du Billboard fonctionnaient sur des accords majeurs. Quarante ans plus tard, la proportion n’était plus que de 43,5 %!

Déprimée donc, la pop? On soumet l’hypothèse à Michel Demeuldre.  » Dans ce cas, on n’a probablement pas encore touché le fond! » Au début des années 2000, il notait que le règne du cool avait mis quelque peu les cultures de la tristesse sous l’éteignoir. Aujourd’hui réactivées par la crise économique?  » Je me demande si l’on n’est pas face à un autre genre de mélancolie, peut-être davantage pathologique, presque de l’ordre de la dépression. Le sociologue Alain Ehrenberg parlait de la « fatigue d’être soi », cette injonction paradoxale à se réaliser. Dans les musiques « tristes », comme le blues, le fado,… il y a malgré tout une passion, une intensité, même dramatique. Je crains que la tristesse musicale soit aujourd’hui davantage apathique, de l’ordre du ralentissement mélancolique. » Finalement, on ne va peut-être pas jeter le CD de LMFAO des enfants par la fenêtre…

TEXTE LAURENT HOEBRECHTS

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