Laurent Raphaël

L’édito: De l’art ou du cochon?

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

À quoi sert l’art? Si l’on met de côté le divertissement pur et simple qui relève plus de la recette que de la création (au choix, l’Eurovision ou la plupart des films de super-héros), la réponse à cette question dépend du rôle qu’on lui assigne. L’art doit-il être utile? Autrement dit, sa “valeur” doit-elle être indexée sur sa capacité à créer du lien social, à faire pétiller la démocratie? Ou au contraire, n’a-t-il ni dieu ni maître et vocation à rien, sinon à tendre vers la beauté? “Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien; tout ce qui est utile est laid”, clamait le poète et romancier Théophile Gautier.

Art populaire d’un côté, art élitiste de l’autre. Pour faire court et illustrer ces deux pôles, disons que la Zinneke Parade, qui mobilise des artistes et des citoyens, qui mélange les genres et défend le multiculturalisme, relève de la première catégorie, alors qu’une expo d’art conceptuel de la sculptrice belge Els Dietvorst à la Centrale appartient à la seconde. Entre les deux, toutes les nuances possibles. Si la culture est le moteur commun, aucun doute là-dessus, on sent bien néanmoins qu’on n’est pas dans le même registre, la même démarche, la même énergie, la même émotion.

Entre art populaire et art élitiste, toutes les nuances possibles. Si la culture est le moteur commun, on sent bien néanmoins qu’on n’est pas dans le même registre.

Pourquoi revenir sur cette distinction qui agite et divise intellectuels et artistes depuis des siècles? Parce que l’équilibre qui prévalait jusqu’ici entre l’art pour l’art et un art plus politique est en train de basculer au profit du second, avec la bénédiction des pouvoirs publics, se mettant ainsi consciemment ou non au diapason du discours anti-élites qui a grossi dans l’ombre des réseaux sociaux, et pris de l’ampleur avec la crise du Covid. Un populisme éclairé en quelque sorte, dans la mesure où les intentions sont louables, mais les méthodes limite démagogiques.

Si elle ne changera pas la face du monde, cette nouvelle répartition aura pourtant des effets concrets et symboliques durables. Concrets parce qu’une partie des subsides alloués à la création contemporaine risquent fort d’être réorientés vers des projets qui ont une coloration sociale et pédagogique. Symboliques parce que cette politique culturelle pragmatique réduit la place de l’imaginaire et de la liberté dans le champ artistique. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la promesse de Mélenchon de gonfler le budget de la culture s’il devait rafler Matignon inquiète à… gauche, et en particulier les responsables du secteur, qui craignent que cet argent pleuve avant tout sur les écoles, les associations et tous ceux qui participent à la démocratisation de la culture, ne laissant que des miettes aux théâtres, musées et autres opéras qui paieraient pour leur élitisme supposé.

Au niveau local, le débat fait déjà rage en France. À Arles notamment, où depuis 2020 Édouard Baer, promu responsable de la programmation du Théâtre d’Arles par le maire Patrick de Carolis, fait défiler sur les planches les numéros de professionnels et d’amateurs, et ce au grand dam de l’opposition qui fustige des “spectacles à la Patrick Sébastien”, comme le rapportait dernièrement Le Monde. Si on devine les intentions de l’animateur et comédien -dynamiter le ronron de la production classique, convoquer la spontanéité pour provoquer la magie des incidents heureux-, on voit vite aussi les limites de ce modèle: qualité très aléatoire des spectacles, faux espoirs pour les participants, etc.

Bien sûr, la culture doit aller vers les gens, descendre de sa tour. Mais elle ne peut pas se résumer à de l’animation socio-culturelle. Comme avec les taulards du film Un triomphe qui, sous la conduite de Kad Merad, se livrent et s’évadent en jouant En attendant Godot. Sauf que pour que ce miracle ait lieu, il faut que des Beckett puissent créer sans contraintes, sans pression, sans cahier des charges autre que leur fureur, leurs doutes, leurs transports.

Il est peut-être temps de se rappeler la définition qu’André Malraux donnait de la culture dans les années 60: “La culture est l’ensemble de toutes les formes d’art, d’amour et de pensée, qui, au cours des millénaires, ont permis à l’homme d’être moins esclave.

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