Séries télé: stop ou encore?

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Nicolas Bogaerts Journaliste

En 20 ans, les séries ont acquis leurs lettres de noblesse. Alors que les chiffres indiquent une production et une consommation exponentielles, ces icônes d’une nouvelle pop culture risquent-elles de lasser et leur économie de s’effondrer?

Le 23 avril dernier s’est clôturée la 8e édition du festival parisien Séries Mania, dont le palmarès a récompensé neuf séries originales (voir encadré). En marge de la sélection officielle et des -nombreuses- autres catégories, la manifestation est aussi l’occasion de tables rondes, d’échanges à propos des dernières tendances et des réflexions à porter sur ce pan désormais important de la pop culture. La sélection était à l’image de la production: pléthorique. Pas moins de 93 séries et webséries y étaient présentées, provenant de 22 pays dont certains, à l’image de la Russie, des Pays-Bas ou du Bangladesh, pour la première fois. La journée inaugurale et sa table ronde introductrice posait la question sans ambages: « Y a-t-il trop de séries? » L’âge d’or que nous vivons est-il l’apogée annonçant un déclin inévitable ou, au contraire, le signe que l’abondance et la diversité sont à l’ordre du jour?

En août 2016, le patron de la chaîne câblée américaine FX, John Landgraf, jetait un sacré pavé dans les écrans en lâchant le concept de « Peak TV » pour désigner cette époque de surabondance, qui ne pourra, naturellement, échapper au déclin. Au centre de sa réflexion, un chiffre: 455 séries ont été produites et diffusées sur les networks et plateformes Internet américains en 2015, soit près du double par rapport à 2002. D’un côté, les chaînes câblées américaines ont fourni de gros efforts pour se faire une place dans ce qui est apparu très vite comme une nouvelle économie de la création (et des revenus publicitaires afférents): AMC (Mad Men, Breaking Bad, The Walking Dead), FX (The Shield, Nip/Tuck, Fargo, Legion), SyFY (Battlestar Galactica) ont tôt fait de rejoindre HBO dans la course. D’un autre, le paysage sériel a connu un nouveau bond avec l’essor des plateformes Web telles que Netflix et Amazon, qui ne se contentent pas de diffuser un back catalogue, mais ont leur production maison: Narcos, Stranger Things, The OA pour Netflix, et le tout récent (et prometteur) I Love Dick sur Amazon. Il faut encore ajouter les séries en provenance de Belgique, France, Scandinavie, Grande-Bretagne, Australie… Et au vu des productions qui arrivent de Pologne, République tchèque, Israël, ou Russie, présentées à Paris le mois dernier, le phénomène semble se démultiplier toujours plus.

On n’a jamais autant regardé de séries. Elles font partie du quotidien, de nos discussions, de nos vies amoureuses et ont même acquis au fil des années une dimension identitaire au même titre que le cinéma, la musique ou le sport. Quels sont les effets de cette situation sur notre manière de choisir, de regarder, de consommer, de penser les séries? Doit-on redouter une perte de qualité, une concentration de l’accès au contenu au détriment de la diversité? Un appauvrissement des métiers de création? Si la barre des 500 a de fortes chances d’être dépassée en 2017, le déclin ou la lassitude pointent-ils à l’horizon?

À la niche

Doit-on craindre l’étouffement? Pour la critique et universitaire Iris Brey (France Culture, Les Inrocks, New York University), il n’y en a jamais trop, et pour cause: « Il manque encore beaucoup de choses dans le paysage des séries. Nous n’en sommes encore qu’au début en termes qualitatifs et surtout de diversité. » Le marché, dominé par les États-Unis, n’est encore que faiblement impacté par la production francophone, scandinave ou slave, pourtant abondante. L’augmentation considérable du nombre de productions en format télé ou Web encourage par ailleurs l’innovation, dans un secteur qui en manque encore: « Il y a une émulation bénéfique, dans un jeu qui exige toujours plus de qualités scénaristiques, d’originalité narrative… La compétition est rude, pour sortir du lot, il faut être exigeant. Beaucoup de séries se ressemblent encore trop », argumente Renan Cros, critique pour la revue Cinema Teaser. La multiplication des séries peut donc ouvrir d’autres voies et permettre à de nouveaux visages, de nouvelles plumes et de nouveaux modèles d’émerger. « Au premier plan, insiste Iris Brey, les femmes et les minorités sont sans doute plus à même de proposer, dans un avenir proche, de nouvelles formes de narration. »

Ainsi, pour exister face aux séries « blockbuster » (Big Little Lies, Game of Thrones, The Leftovers…) ou aux monuments désormais classiques (The Sopranos, The Wire, Six Feet Under) des outsiders émergent qui retravaillent l’intime, le minimaliste (Love sur Netlfix, Fleabag sur Amazon). Les séries, qui ont acquis un statut esthétique et artistique, ont pu intéresser un public de plus en plus pointu, exigeant ou averti en créant des niches de genre (Girls), des narrations inventives (The Affair), des personnages d’anti-héros déroutant (Mr. Robot), terrain que le cinéma délaisse sans doute un peu plus. Or, la niche est un facteur important d’identification, donc de fidélisation, car elle est un lieu de partage de valeurs, de questionnements, de représentations. Toutefois, le modèle « chacun sa série » ne suffit pas à faire ronronner la machine à production. L’industrie a régulièrement besoin de cartons universels et fédérateurs type Game of Thrones pour asseoir sa place et son statut dans la culture populaire. Le succès d’une série réside donc forcément aussi dans sa capacité à s’adresser à un maximum de monde, en produisant un récit englobant. À ce stade, il n’y a sans doute pas lieu de craindre que les grosses machines avalent les productions plus vaillantes et téméraires, mais si le rapprochement entre le cinéma et les séries est engagé, à travers la présence de Steven Spielberg (Band of Brothers), Martin Scorsese (Vinyl), Éric Rochant (Le Bureau des Légendes) ou récemment Laetitia Masson (Aurore, divine surprise de Séries Mania), faut-il craindre là aussi l’écrasement du secteur par l’industrie du blockbuster?

Écologie de la série

C’est précisément ce qui rejoint l’image du pic de production, avec l’idée redoutable d’un déclin qui suit inexorablement et qui peut s’avérer périlleux pour les métiers de création. Aux États-Unis et en France, ces derniers se multiplient et se précarisent dans le même mouvement, alors qu’une nouvelle grève du puissant syndicat des scénaristes américain (Writers Guild) fait craindre de nouvelles sorties de route, telles celles qui ont causé la fin prématurée de chefs-d’oeuvre de l’envergure de Rome ou Deadwood. Comment respirer dans cet environnement hyper condensé et concurrentiel? En diminuant les risques. Certains récits se sont donc resserrés autour de nécessités économiques à travers les mini-séries (six-huit épisodes au lieu de seize). Mais dans ce format, paradoxalement, les tiroirs-caisses peuvent aussi s’ouvrir tout grand pour accueillir des stars telles Nicole Kidman, Alexander Skarsgård et Reese Witherspoon dans Big Little Lies, créée par David E. Kelley (Ally Mc Beal, Boston Public) et réalisée par Jean-Marc Vallée (C.R.A.Z.Y., Dallas Buyers Club). Ou quand le business de la série se mue en All Star Game. On assiste également, dans le prolongement de ce qui se fait au cinéma, à l’émergence de spin-offs (The Good Fight, lauréat du Prix du public à Séries Mania, en provenance directe de The Good Wife et Better Call Saul, issu de l’univers de Breaking Bad), des franchises Marvel (Jessica Jones, Daredevil…) ou des reboots de films cultes (L’Exorciste ou L’Arme fatale pour des résultats très contrastés), singeant les pratiques frileuses -mais pas toujours inintéressantes, soyons juste- d’Hollywood.

Là, les plateformes Internet telles que Netflix jouent une partition tout à fait différente. Leurs séries peuvent se permettre de ne pas prendre tout de suite le spectateur à la gorge. Prenons pour exemple la « jurisprudence Marseille« . La série produite par Netflix (avec Gérard Depardieu et Benoît Magimel) pour appâter le marché français a, de l’avis général, critique et public mêlés, battu des records de médiocrité. Sur une chaîne traditionnelle ou même câblée, l’oraison funèbre aurait été prononcée au bout de quelques épisodes. Netflix, qui s’est réjoui de ce que la série avait été achetée au Brésil et en Russie, a embrayé sur une seconde saison. Parce que pour elle, le format est une carte de visite, une tête de gondole pour attirer les abonnés vers son catalogue cinéma et son back catalogue. Alors que pour les chaînes traditionnelles, l’enjeu économique, basé sur les revenus publicitaires, est tout différent.

Nouveaux comportements

Le choix est décidément un embarras. Mais dès lors que le temps de vie d’une série a été considérablement rallongé par la multiplication des supports, ce dernier n’est ni un renoncement ni un sacrifice. Tout au plus une question d’organisation. La télévision n’est plus la seule à dicter le rythme de visionnage, de découverte. L’expérience est désormais multiple, adaptable, customisable au mode de vie. Le Web et ses prescripteurs nous permettent d’aller chercher dans les recoins des objets cultes, de redécouvrir un classique, de guetter le prochain buzz… Le seul risque est de manquer de temps de sommeil, car la passion des séries est chronophage et peut même être dommageable pour la vie sociale et la vie de couple. Le rythme des productions a donc créé de nouveaux comportements chez les spectateurs, auxquels répondent de nouvelles formes d’écriture et de diffusion, qui elles-mêmes vont à leur tour transformer potentiellement les usages (binge watching, sleep watching, speed watching).

L’avènement de la série en tant qu’objet économique et culturel a créé de nouveaux territoires, de nouveaux usages, de nouvelles manières de penser, sentir et vibrer aux images et aux récits. Son apogée montre combien le spectateur s’est impliqué de manière croissante dans ce qu’il regarde. Et que, même si parfois ses attentes le dépassent, il peut trouver du réconfort dans la certitude qu’une grande série l’attend toujours, quelque part. Dans un futur proche ou la redécouverte d’un passé plus lointain. Que nous ne sommes jamais à l’abri d’un moment d’émerveillement, d’affinités vibrantes… ou de désillusion cruelle. Et ces sentiments ne connaissent ni déclin ni lassitude.

Palmarès Séries Mania 2017

Grand Prix Compétition Internationale

Your Honor, créée par Shlomo Mashiach et Ron Ninio (Israël).

Prix Spécial du Jury Compétition Internationale

I Love Dick, créée par Jill Soloway et Sarah Gubbins (États-Unis).

Prix du public de la Meilleure Série

The Good Fight créée par Phil Alden Robinson, Robert King, Michelle King, Ryan Pedersen, Joey Scavuzzo (États-Unis).

Meilleure interprétation féminine

Anna Friel – Broken, créée par Jimmy McGovern, Shaun Duggan, Colette Kane et Nick Leather (Royaume-Uni).

Meilleure interprétation masculine

Kida Khodr Ramadan – 4 Blocks, créée par Marvin Kren, Hanno Hackfort, Bob Konrad, Richard Kropf (Allemagne).

Compétition Française/Prix de la meilleure série

Transferts, créée par Claude Scasso et Patrick Benedek.

Compétition Française/Prix d’interprétation féminine

Ophélia Kolb – On va s’aimer un peu, beaucoup…

Compétition Française/Prix d’interprétation masculine

Arieh Worthalter – Transferts.

Prix de la découverte remis par l’Association française des critiques de séries

Missions, créée par Julien Lacombe, Henri Debeurme et Ami Cohen.

Panorama International / Prix du Jury des blogueurs – Meilleure série

Juda, créée par Zion Baruch (Israël).

Prix des webséries – Meilleure websérie

Loulou, créée par Alice Vial, Louise Massin et Marie Lelong.

Coup de coeur des internautes

Ahi Afuera / Out There, créée et réalisée par Nicolas Perez Veiga.

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