Drogues et séries télé, une tendance lourde

High Maintenance © DR
Nicolas Bogaerts Journaliste

Des séries dopées aux produits illicites? Depuis quelques années, une tendance lourde permet aux séries de déployer toute une pharmacopée aux multiples fonctions narratives.

Si le tabou de la drogue a été renversé depuis longtemps par le cinéma, les petits écrans restaient encore rétifs à l’idée de l’aborder loin de son prisme binaire – » Les drogues c’est mal, okay? », ironisaient les créateurs de South Park à travers le professeur M. Mackey. De l’accessoire définissant un personnage, l’on est passé à une thématique exploitée pour sa symbolique, la façon dont elle structure la vie sociale, économique ou politique. Mais en extrayant sa puissance évocatrice ou en l’acceptant comme une part acquise du quotidien, The Wire, Breaking Bad, Narcos ou la petite nouvelle High Maintenance sont entrées dans une autre compréhension des structures humaines, de ce qui les anime et de ce qui les mutile.

Pourchassée avec ses dealers dans les contre-allées du rêve américain dans Miami Vice, au mitan des années 80, la dope est devenue une donnée économique banalisée, un marqueur social fort dans un monde carcéral tel que celui de Oz ou Orange Is the New Black. Elle constitue la part d’ombre de personnages-clés et menace de les faire glisser dans l’abîme. C’est, dans Deadwood, le laudanum avec lequel Alma Garret (Molly Parker) fuit loin du danger qui la guette en permanence. C’est Bubbles (Andre Royo) de la série The Wire ou Christopher Moltisanti (Michael Imperioli) dans les Soprano qui ont incarné avec la plus troublante acuité le rôle du junkie et son improbable rémission. De l’autre côté du spectre, la drogue (sa production, sa vente, son économie occulte) permet à l’individu de sortir de l’ornière, de l’ennui, de la maladie, de se sublimer, de se révéler dans un destin extraordinaire, de reprendre le contrôle d’une vie moins ordinaire. La veuve Nancy Botwin et la marijuana dans Weeds, le professeur en phase terminale Walter White et sa méthamphétamine dans Breaking Bad et, récemment, le comptable blanchisseur Marty Byrde de Ozark ont brillamment rempli cette mission. Une fois entrés dans le circuit du paradis artificiel, ces personnages en perdition ont réussi à se surpasser, mais à quel prix?

Narcos
Narcos

« It’s the economy, stupid »

Derrière ce mantra répété par Bill Clinton durant la campagne présidentielle de 1992, il y a une réalité qui touche à l’univers sériel de la cocaïne et de son dérivé, le crack. Dans son traité L’Âge de l’anesthésie (1), le théoricien Laurent de Sutter décrit un capitalisme « tout a fait innervé » par la poudre et son économie dématérialisée: « Il n’y a de la cocaïne qu’en tant que requérant un système économique adéquat à sa volatilité, à son illégalité, à son addictivité et à son immatérialité. » La similitude avec l’univers décrit par David Simon dans The Wire est stupéfiante. Infectant les couloirs du pouvoir, de l’activité économique, de l’éducation à Baltimore, elle se révèle comme la solution par défaut au maintien de l’ordre et de la hiérarchie sociale. La clé d’un statu quo entre dominants et dominés. Ce faisant, elle révèle au spectateur les plaies d’une société basée sur le profit et la compétition. Ainsi résonne la phrase terrible du docker Franck Sobotka (Chris Bauer): « Avant on fabriquait, on construisait des choses dans ce pays. Aujourd’hui, il suffit de faire les poches de son prochain. » Comment gagner une guerre autoproclamée contre la drogue quand celle-ci est perdue d’avance? « C’est ce que l’Histoire du commerce de cocaïne finit par révéler: il n’était aucune limite ou aucune règle qui put s’y opposer (…). Chaque nouvelle tentative de contenir le commerce de la cocaïne la verrait lui échapper davantage. » (2) Les créateurs de Narcos ont mis en images, non sans une troublante fascination/répulsion, la manière dont les cartels implantés au coeur de la société colombienne fonctionnent comme des hydres dont la tête repousse, saison après saison, plus loin, ailleurs: de Medellín avec Escobar, elle passe à Cali, et dans la quatrième saison, se rapproche du territoire américain, avec les réseaux mexicains. Ceux-là même que le brutal El Chapo (pour Joaquín « El Chapo » Guzmán, chef du cartel de Sinaloa) représente si crûment que le principal intéressé s’est un temps retourné en diffamation contre le producteur Netflix.

Breaking Bad
Breaking Bad

La drogue, c’est aussi un prétexte pour parler d’autre chose… Pour Mr. Robot, l’addiction à la morphine ou son dérivé le Suboxone, est une ouverture vers la maladie mentale, la parano et la schizophrénie de Elliot (Rami Malek). Chez les Anglais de Skins, les descentes interminables, le manque et les délires pervers forment un contrepoint au pouvoir d’attraction des drogues. La récente série US Snowfall met en scène, dans le L.A. des années 80, une communauté noire qui voit dans l’ascension joyeuse du commerce du hash puis du crack la possibilité de sa propre accession à un rêve Américain dont elle est irrémédiablement privée… Mais c’est sans doute la série HBO High Maintenance qui fait l’usage le plus original de l’herbe qui fait rire: « The Guy » (Ben Sinclair, co-créateur avec Katja Blichfeld) est un New-Yorkais pur jus, trentenaire hipster, qui approvisionne ses clients à vélo et tape la discute. Reliée par un fin et dispensable fil de chanvre, c’est toute une galerie de personnages plus attachants et drôles les uns que les autres qui se donne à voir. Ni dramatique ni euphorique, juste une réalité banale dans laquelle s’inscrivent des destins auquel chacun s’identifie. « Drug addicts are stupid », ricane le Dr House, qui, avec sa passion pour le Vicodin, n’en est pas un des moindres. Il faut parfois être stupide pour surmonter l’absurdité de la vie.

(1) et (2) Laurent de Sutter, L’âge de l’anesthésie: la mise sous contrôle des affects, éditions Les liens qui libèrent, 2017.

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