The Tale: « Quand vous avez été violée, une partie de vous meurt »

Interprétée par Laura Dern et Isabelle Nélisse à deux âges de sa vie dans The Tale, la réalisatrice Jennifer Fox a préféré la garantie d'une large diffusion télé pour son film plutôt que de risquer de le voir rapidement se noyer dans la masse des productions indépendantes au cinéma. © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Dans The Tale, fiction HBO qui déboule directement sur Be tv sans passer par la case ciné, la documentariste américaine Jennifer Fox revient sur le trauma refoulé d’une première expérience sexuelle qu’elle a longtemps refusé de considérer comme abusive.

« L’histoire que vous allez voir est vraie. À ma connaissance. » Dès ses prémices, The Tale fait le choix de flouter la frontière qui sépare traditionnellement le réel du fantasmé, la vie de la fiction. C’est pourtant bien par le biais de cette dernière que la réalisatrice Jennifer Fox, jusque-là cantonnée au strict champ documentaire, a décidé aujourd’hui de se raconter. Film-enquête sur son propre passé, sa vérité, The Tale fait l’autoportrait de la cinéaste à deux âges de sa vie: Fox adulte (jouée par Laura Dern) s’adressant à Fox enfant (Isabelle Nélisse), et vice versa. Le point de départ est le suivant: la mère de Jennifer, documentariste aujourd’hui dans la quarantaine, met par hasard la main sur une rédaction que sa fille a écrite à l’âge de treize ans. Elle y raconte la perte de sa virginité avec son entraîneur d’alors, un homme séduisant dont l’emprise manipulatrice pousse l’enfant, mue par un désir impérieux de se sentir spéciale, vers un succédané de sentiment amoureux. Dans l’esprit de Jennifer, cet abus sexuel a toujours été une expérience consentie, l’exhumation du récit qu’elle en a fait à l’époque la conduisant néanmoins à réévaluer la pertinence de ses souvenirs. Voire même l’ensemble de sa vie affective.

À sujet épineux, film choc. La projection de The Tale en compétition officielle lors du récent Festival du Cinéma Américain de Deauville était d’ailleurs encadrée par la présence de psychologues, la diffusion du film en télé aux États-Unis s’étant par ailleurs accompagnée de la création d’un site Web dédié et d’une assistance téléphonique destinée à venir en aide à ceux pour qui ce drame frontal trifouillant les arcanes de l’inconscient agirait comme un brutal révélateur. « On se raconte des histoires pour arriver à vivre« , entend-on dans The Tale. Quant à Jennifer Fox, elle fait des films pour tenter de donner du sens au chaos. « En un sens, tous les films relèvent du domaine de la fiction, sourit la réalisatrice. Le simple fait de raconter une histoire est en soi un geste de fiction. Même un documentaire témoigne à l’arrivée essentiellement du choix que vous avez posé en tant qu’auteur parmi la centaine de façons d’élaborer et structurer votre récit. La frontière entre fiction et documentaire est donc pour moi bien plus poreuse qu’il n’y paraît, l’essentiel étant, je pense, de se mettre le mieux possible au service de la vérité que vous cherchez à transmettre. Mais toujours est-il que, pour moi qui n’avais jusqu’alors réalisé que des documentaires, la fiction s’imposait ici d’évidence. Peut-être parce qu’un abus sexuel n’implique dans les faits que deux personnes enfermées dans une chambre. Il ne reste aucune trace visible de ce moment. L’un des enjeux majeurs de The Tale tenait au fait de détricoter la manière dont notre mémoire fonctionne. Nos souvenirs aussi sont des constructions fictionnelles. C’est par ce bout-là qu’il convient de les prendre. »

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Onde de choc

Très lisible, maladroit et pas toujours subtil dans sa mise en place, l’objet n’atteint pas à la poésie trouble et la puissance impactante du Mysterious Skin de Gregg Araki (2005), par exemple, sur le même sujet, mais, au fil des rencontres et des témoignages, des photos et de la correspondance d’époque, le film assemble patiemment les pièces d’un puzzle dessinant le visage de l’horreur, embrassée dans toute sa complexité mais aussi toute sa terrible ambivalence. Refusant l’écueil simplificateur d’un commode procès à charge, Jennifer Fox ose la nuance absolue, préférant chercher à comprendre ce qui se cache derrière les masques de tous les intervenants du drame pour mieux en mesurer l’onde de choc. Dans un mouvement sans cesse répété de dialogue fécond entre le passé et le présent, elle réussit ainsi le petit exploit de montrer comment un moment décisif de l’enfance peut irrémédiablement façonner l’adulte en devenir, tout en réfrigérant littéralement certains affects dans le temps. C’est à un processus de lente et belle décongélation que donne au fond à assister The Tale. « Quand vous avez été violée, une partie de vous meurt, poursuit la réalisatrice. Littéralement. Et une autre survit. L’un des enjeux majeurs du processus de guérison consiste à réconcilier ces deux fragments. Nous avons souvent tendance à nous voir comme une sorte de continuum. Mais ce n’est pas le cas. À 45 ans, vous n’êtes plus du tout la même personne qu’à treize. Dans le film, l’adulte retourne rendre visite à l’enfant qu’elle a un jour été, et ce que cette dernière préférait appeler de l’amour peut enfin être regardé dans toute son abjection. Il ne faut pas avoir peur de se confronter à la souffrance. »

The Tale. De Jennifer Fox. Avec Laura Dern, Isabelle Nélisse, Jason Ritter. 1h54. Le mardi 25/09 à 22:10 sur Be 1 mais aussi sur Be à la demande. ***(*)

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content