Run: fuir le bonheur de peur qu’il se sauve

Ruby (Merritt Wever) voit sa vie rester à quai. Elle décide alors de sauter dans le train...
Nicolas Bogaerts Journaliste

Dans la série Run, un trio de femmes irrésistible nous embarque dans un récit de traverse, à la lisière du comique et du suspense, où le rire et l’absurde font oeuvre de catharsis.

L’emballement qui a précédé la diffusion de Run (sur Be tv depuis le 11 mai) tient aux noms qui ornent son générique: le duo formé de Vickie Jones et Phoebe Waller-Bridge garant d’un humour noir et frontal étrenné dans Fleabag, qu’elles ont monté au théâtre puis adapté au petit écran. Ensuite Merritt Wever, remarquée dans Nurse Jackie et Godless, qui a littéralement fait exploser son talent dans Unbelievable l’an dernier. Les ressorts comiques qui soutiennent le rythme de Run jusqu’au foutraque, correspondent à une maîtrise des codes de la comédie et à leur torsion volontaire.

Le chat et la souris

Run est porté par des prémices qui flattent aisément le besoin de frisson du téléspectateur. Coincée dans une vie sans saveur, Ruby (Merritt Wever), épouse sage et mère de deux enfants, décide un beau matin d’honorer une promesse formulée avec son amour de jeunesse, Billy (Domhnall Gleeson): quand elle reçoit le SMS qui signe le départ de l’échappée belle, « RUN« , elle répond de même et plaque tout dans la seconde pour partir le rejoindre dans une traversée en train des États-Unis. Le fantasme de ces retrouvailles juvéniles, seconde chance ou folle parenthèse libératrice, opère une alchimie étonnante. Entre les deux acteurs, au comble de la tension sexuelle dès l’arrivée à la gare de Grand Central de New York (chacun allant se soulager en solo dans les toilettes du train). Mais aussi entre les genres, que Vicky Jones mélange comme sa comparse l’a fait avec Killing Eve précédemment. Le résultat est un curieux mix de comédie romantique, de faux road trip aux saveurs de cinéma indé et de thriller infectieux.

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Rien ne va se passer comme prévu dans ce train: les raisons qui ont réactivé à distance le magnétisme de ces deux aimants demeurent passablement mystérieuses. Surtout pour Billy, gourou du développement personnel pris d’une crise soudaine de lucidité, qui lui a fait plaquer son juteux business et son associée -laquelle décide de lui coller aux basques. Entre mansplaining et fragilité, Billy entretient le mystère auprès de Ruby quant à ses intentions et ses sentiments, quand elle, traversée à la fois par un désir irrépressible et la culpabilité d’être une mauvaise mère et une épouse traîtresse, s’éclipse régulièrement avec son portable pour tenter de contenir la tempête qu’elle a provoquée à la maison. Dans ce jeu du chat et de la souris exécuté à la manière d’un vaudeville au bord du déraillement, Run troque volontiers la vraisemblance de son récit pour sauter d’un registre à l’autre, jeter des obstacles au rapprochement des corps et toucher à l’universalité des sentiments qu’elle convoque, pour les questionner ensuite. Ruby et Billy entendent faire sauter les cadres, mais se prennent pas mal de bleus au passage. Et, comme dans Fleabag, on passe du rire à la gravité, de l’émancipation à l’autodestruction et vice versa, avec la fluidité d’un aiguillage bien huilé.

Comédie sophistiquée

Le rire sort en permanence et sans prévenir des sentiers battus, à mesure que les personnages quittent un récit cousu de fil blanc pour mieux s’engluer dans une histoire de sac plein de fric dérobé par l’assistante de Billy, de course-poursuite dans les champs qui finira mal. De quoi permettre à des personnages hauts en couleur de faire leur apparition -Laurel, une excentrique taxidermiste (Waller-Bridge), et Babe, une femme flic lunaire (Tamara Podemski)- dans une intrigue secondaire qui vient court-circuiter les convenances, le scénario et l’escapade adultère. Il y a un peu de la comédie sophistiquée à la Lubitsch, de l’absurde relationnel façon Hal Hartley dans la touche Jones/Waller-Bridge. Non pas un gimmick qui tiendrait lieu de signature, mais un faisceau d’éléments qui fait dérouter en permanence ses protagonistes, les amène à se perdre pour mieux se retrouver.

Les spectateurs ne sont pas pris aussi ouvertement à témoin que dans les face caméra de Fleabag, mais leur intelligence est mise à contribution dans une connivence nourrie de suspense. Partageant plan après plan leur intimité, nous voilà placés dans un rôle de détective, de confident tacite des secrets de l’un, attentif aux détails que l’autre tente de cacher, observateurs amusés du jeu de dupes. L’usage du quiproquo peut alors se retourner comme une chaussette, libérant les tensions et les émotions brutes dans un éclat cathartique de sanglots ou de rire. Les vertus thérapeutiques du mensonge et de son dévoilement attendu au sein de cet amour inextricable s’incarnent à merveille dans le personnage de Billy: un cordonnier du wellness bien mal chaussé, monstre de tristesse, de dépression et de manipulation inconsciente, finalement pris au piège de ses propres mystifications.

La sexualité réprouvée, invisibilisée ou autodestructrice des femmes est ainsi toujours délicieusement et outrageusement verbalisée (quand Ruby ordonne à son vagin de se calmer avant de retrouver Billy, ou lorsque Laurel et Babe expriment leur attirance mutuelle). On se rit aussi du confort dominant du masculin dans les relations hommes/femmes et de la situation asymétrique qui s’y joue à chaque fois que Billy surjoue la fragilité et la vulnérabilité, reproche à Ruby d’être mère pour mieux cacher ses propres intentions. In fine, la charge de la preuve d’amour incombe toujours plus lourdement à Ruby. Merritt Wever excelle dans le prototype de la mère indigne qui se rebiffe, assume tant bien que mal un corps moins jeune, tiraillée entre son devoir et l’excitation de l’inconnu. Et cette tension comique débouche sur une perle de réplique lorsqu’au climax du récit, elle hurle combien pour devenir enfin visible dans son quotidien, il aura fallu qu’elle disparaisse. Ironies multiples du sort misérable de l’un et de la pulsion de vie de l’autre, qui nous balade à la manière d’un jeu de l’oie piégeur et imprévisible, du rire aux larmes en aller-retour.

Run. Série créée par Vickie Jones. Avec Merritt Wever, Domhnall Gleeson, Rich Sommer, Tamara Podemski, Archie Panjabi, Phoebe Waller-Bridge. ****

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