Laurent Raphaël

L’édito: État d’urgences

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Dans l’excellente série télé Insecure, comédie douce-amère relatant le quotidien d’une trentenaire afro-américaine de la classe moyenne à Los Angeles, Issa, le personnage principal, a son attention constamment happée par les pépiements de son smartphone.

Comme un petit caniche jaloux qui exigerait de son propriétaire une attention permanente. Quand ce n’est pas un SMS de l’ex ou de la copine Molly, c’est une demande de contact via Tinder ou une photo hot du « sex friend » du moment qui claquent des doigts sur l’écran et arrachent la jeune femme à la réalité pour la projeter dans un monde parallèle au pouvoir extatique. Comme des millions de technophiles, Issa est devenue accro à ces messages d’alerte qu’on pensait il n’y a pas si longtemps encore réservés aux cas d’urgence. Symptomatique d’une époque qui a perdu le sens des valeurs, et dans laquelle le vide est pris tellement au sérieux qu’il s’autorise -avec notre bénédiction encore bien- à nous importuner à tout bout de champ. Une addiction ultracontemporaine, banalisée et socialement acceptée (contrairement à d’autres formes de dépendance plus visibles, aux jeux vidéo notamment), mais qui ressemble quand même méchamment à un de ces fléaux chronophages et toxiques dont la société numérique nous fait régulièrement le cadeau.

L’u0026#xE9;poque ou0026#xF9; seuls des e-mails venaient troubler la quiu0026#xE9;tude d’une journu0026#xE9;e de travail parau0026#xEE;t bien lointaine.

Entre les pop-ups indiquant l’arrivée d’un nouvel e-mail et les notifications en tout genre (fil info, post FB, suggestion Instagram…) déboulant sur les terminaux mobiles de tout format, de la montre à l’iPad, pour peu qu’on n’ait pas pris la précaution de couper tous les interrupteurs, une journée ordinaire se transforme rapidement en flot incontrôlable et intempestif de recommandations, de conseils, de commentaires ou d’annonces plus ou moins superflus. Au risque de nous détourner des activités exigeant un minimum d’implication et qui sont justement -tiens, tiens- celles qui peuvent aiguiser notre esprit critique et l’aider à ne pas céder à l’illusion de l’omniscience que procurent ces coups de tocsin digitaux. Car parmi les raisons qui poussent les gens à accepter cette agression permanente, il y a la décharge de dopamine qu’une notification déclenche dans le cerveau. Comme un mini-orgasme en continu donc, que l’on peut comparer à l’excitation du joueur de Lotto au moment de tendre son billet au libraire. Même s’il sait qu’il n’a quasi aucune chance de gagner, il ressent chaque fois un léger frisson qui le fait recommencer la semaine suivante. À cette explication scientifique s’ajoute le syndrome FOMO, pour « Fear of missing out », cette peur de rater quelque chose d’essentiel. Que ce soit en lien avec le boulot ou pour ne rien perdre de ce qui se passe dans sa « communauté ». Pas étonnant dès lors que les développeurs truffent leurs apps de notifications, ce sont comme des hameçons plantés dans la tête des clients.

L’époque où seuls des e-mails venaient troubler la quiétude d’une journée de travail paraît bien lointaine. On avait encore un peu la paix une fois éloigné de son PC. Les flux RSS ont commencé à colporter les « breaking news ». Mais avec les smartphones et les réseaux sociaux, on est passés à la vitesse supérieure, les notifications s’accaparant le peu de temps disponible restant. L’arrivée massive des objets « intelligents » devrait achever de nous distraire et rendre de plus en plus compliqué de mener une tâche linéaire -lire, regarder un film…- sans être interrompu à tout bout de champ. Le frigo se manifestera pour exiger d’être rempli, la machine à café se lamentera de ne pas être utilisée, votre voiture vous contactera pour vous signaler que la durée de votre disque bleu est bientôt dépassée, votre diététicien virtuel vous sommera de manger votre troisième portion de fruits et légumes de la journée. On attend avec impatience l’app qui nous avertira qu’on est sur le point de recevoir un message d’alerte.

Sur ce, je vous laisse, ma montre vient de m’envoyer une petite décharge électrique pour m’inviter poliment mais fermement à bouger! On est fichus…

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